Quand les actes agricoles sont au care et au compagnonnage : l’exemple de la biodynamie

care for biodynamic plants

Article publié dans la revue Anthropologica 62 (2020) pp. 93–104 par :

  • Jean Foyer, Centre de Recherche et de Documentation des Amériques et CNRS
  • Julie Hermesse, Université catholique de Louvain
  • Corentin Hecquet, Université de Liège

Résumé

Cet article propose d’étendre l’analyse de la rupture des relations utilitaristes et matérialistes homme-animal au domaine végétal. Pour cela, nous confronterons les corpus théoriques sur le care ou sur le plant turn avec nos propres données de terrain sur la viticulture biodynamique en France. L’enjeu est de montrer, en effet, que des relations sensibles de soins, de compagnonnage, voire même spirituelles aux plan­tes agricoles ne doivent pas être exotisées et réservées à un lointain. Au-delà de logiques de conservation et de reproduc­tion, la reconnaissance d’une certaine agentivité des plantes, l’établissement de différentes formes de communication avec elles et, plus généralement, le brouillage de la différenciation ontologique avec le végétal agricole sont en effet des compor­tements observables aussi en contexte occidentaux.

Conclusion : éthiques et politiques du care et du compagnonnage

La notion de care dans les pratiques agricoles biody­namiques nous a permis d’embrasser aussi bien l’attention portée aux éléments végétaux que les différents actes de soins qui lui sont adressés. Nous avons vu que cette attention était à la fois renforcée dans son acuité, vis-à-vis de la plante elle-même, mais aussi de toute une série d’interactions écologiques et élargies dans sa perspective, depuis les forces du sol jusqu’à à celles du cosmos. En ce qui concerne l’idée de soin, elle est cardinale pour la biodynamie et renvoie à une représentation intégrale de la santé végétale et humaine où l’attention est portée sur les équilibres entre éléments vivants bien plus que sur le traitement de pathologies particulières. L’idée de compagnonnage s’articule avec ces modalités relationnelles et les poursuit quand les paysans visent à établir des formes d’horizontalité dans les relations aux non-humains végétaux et animaux ; une sorte de communauté vivante basée sur un idéal d’équilibre et d’échanges. Au sein de cette communauté, des systèmes de communication plus ou moins élaborés se mettent en place, jusqu’à ouvrir, parfois, sur des dimensions spirituelles. Les notions de care et de compagnonnage sont ici complémentaires pour montrer des modalités relationnelles particulières entre humains et végétaux sous différents angles, celui de l’attention, du soin, mais aussi de la mise en commun et de la communication. Notre proposition de creuser le concept de compagnonnage vient donc en appuie et en renfort de tester celui de care sur le végétal.

Dans la théorie féministe (Laugier 2011) comme dans sa version STS (Martin et al. 2015), l’intérêt heuristique du care est pluriel. Tout d’abord, à l’opposé de grands principes généraux sensés pouvoir être appliqués partout et en tout lieu, il permet de souligner la particularité de situations spécifiques et des formes de relations en jeu. Il s’avère donc particulièrement adapté à la description d’agricultures alternatives qui se pensent comme des expériences situées et ancrées dans des territoires et des relations humaines et environnementales chaque fois uniques. Il permet également de mettre en avant la dimension incorporée et sensible du rapport aux autres, en l’occurrence de la dimension affective du rapport aux plantes largement refoulée dans les approches agronomiques. Enfin et peut être surtout, l’intérêt heu­ristique de ce concept de care repose sur sa dimension à la fois critique et politique, au sens où il a permis de visibiliser toute une série de tâches considérées comme subalternes et revaloriser la qualité des rapports aux autres, en mettant en valeur des formes jusqu’ici peu considérées d’attachement. Appliqué aux agricultures alternative, il permet de voir des modes de relations au végétal (et au-delà) le plus souvent implicites, si ce n’est complètement passés sous silence, combattus ou refoulés dans l’agriculture plus conventionnelle. Nous ne voulons pas tomber ici dans une dichotomie simpliste entre des agricultures alternatives sensibles d’une part et, d’autre part, des agricultures conventionnelles qui relèveraient purement d’une froide relation productiviste et économ­iciste aux animaux et aux végétaux. Il est évident que des agriculteurs conventionnelles, surtout à l’échelle familiale qui prédomine encore en France, Hollande ou en Belgique, entretiennent également des relations affectives, incorporées et sensibles à leurs plantes et à leurs troupeaux (Harbers 2010 ; Singleton 2010). Ces relations de care ont même été décrites dans le rapport aux semences dans le secteur de la production d’huile de palme (Chao 2018). Symétriquement, les agricultures alternatives comme la biodynamie sont loin d’être ex­emptes de relations objectivantes et commerciales à leur environnement. Il nous semble néanmoins fondamental de souligner que des agricultures alternatives comme la biodynamie explicitent et encouragent d’autres visions du végétal, du vivant et du monde où l’agentivité du végétal n’est pas un non-sens, au contraire. Ces agricultures al­ternatives, que ce soit sur le plan théorique ou sur le plan des pratiques, s’avèrent équipées pour ouvrir leurs praxis au care et au compagnonnage. Enfin, pour le paysan, care et compagnonnage engagent également une certaine « respons-abilité » (Martin et al. 2015), une aptitude à répondre, à se laisser mouvoir et émouvoir, pour faire émerger d’autres savoirs et d’autres relations au monde.

A propos de l’auteur

Jean Foyer est diplômé de l’Institut d’études politiques de Toulouse et titulaire d’un DEA et d’un doctorat en sociologie de l’Institut des hautes études de l’Amérique latine (IHEAL-Paris 3 Sorbonne Nouvelle), où il a enseigné en tant qu’ATER entre 2005 et 2007.

Sa thèse sur les controverses autour des biotechnologies au Mexique a reçu le Prix Le Monde de la recherche en 2009 (présentation de la thèse par Edgar Morin). En 2008-2009, il a été post-doctorant dans le cadre du programme ANR BioTEK puis, en 2010, de nouveau post-doctorant au sein du GSPR de l’EHESS où il a mené une enquête auprès de la communauté scientifique des nano-technologues d’Ile de France, dans le cadre du projet ANR NanoInnov.

Ses recherches ont porté sur des objets comme les mouvements sociaux indigènes et environnementaux, sur les controverses autour de la bioprospection, des OGM ou encore des nanotechnologies ou sur les politiques publiques de conservation de l’agro-biodiversité. Ces objets alimentent une réflexion plus théorique sur les liens entre savoirs, environnement et société et sur l’articulation entre globalisation et dépassement de la modernité. Spécialiste du Mexique, il y a passé trois ans et mené de nombreuses recherches de terrain.