Pratiquer l’approche gœthéenne, un outil pour l’agriculture ?

Traduction complète d’un article d’Isis Brook extrait du livres Les Agroécologies Subtiles paru en 2021 chez CRC Press.

Titre original : Engaging in the Goethean Method, An Approach for Understanding the Farm?

Résumé

La méthode gœthéenne est présentée de manière accessible comme une série d’étapes pratiques qui guident le lecteur vers une relation plus intime avec les différents aspects de la ferme. A travers l’exemple de la plante, l’article emmène le lecteur dans un voyage qui vise à développer ce que Gœthe appelait de « nouveaux organes de perception ». Au cœur de cette méthode se trouve le développement et l’utilisation de facultés telles que l’imagination et l’intuition, avec une discipline qui leur permet de jouer un rôle central dans une compréhension holistique de la Terre et de nous-mêmes. Les quatre éléments (la terre, l’eau, l’air et le feu) sont utilisés pour aider à ressentir chacun des changements de conscience qu’implique l’approche gœthéenne. Ce voyage invite le lecteur à dépasser ses préjugés habituels et, par le biais d’une sorte de phénoménologie, lui permet d’expérimenter la subjectivité d’une manière nouvelle. Cette expérience éclaire le concept d’« empirisme délicat » proposé par Gœthe comme moyen de connaissance scientifique. La méthode gœthéenne peut apporter à l’agriculture une vision nouvelle de la terre et de la manière dont elle peut être travaillée, de ses besoins et de la façon dont on peut collaborer avec elle. Cela ne doit pas remplacer d’autres approches, mais peut accompagner des formes d’exploration alternatives pour une compréhension plus complète de l’être avec lequel nous collaborons lorsque nous nous engageons avec la terre.

Introduction

Dans un précédent article, j’ai présenté le travail scientifique de Gœthe et j’ai indiqué pourquoi il pouvait être pertinent pour nous aujourd’hui dans le développement d’une approche holistique de l’agriculture et de la recherche agricole. Cette approche peut contribuer à la fois à notre compréhension du monde et à la manière dont nous pouvons travailler en harmonie avec lui. Cet article présente une méthode de travail qui suit les indications de Gœthe sur la manière de développer de « nouveaux organes de perception ». Son application à l’agroécologie concerne autant l’ajustement de notre propre façon d’être, pour une meilleure compréhension de la terre et de notre relation avec elle, que la question de savoir comment ou quoi planter ou récolter.
Comme nous l’avons vu dans l’article précédent, les aspects clés de l’approche de Gœthe sont les suivants : ne pas théoriser, s’ouvrir au phénomène étudié (qu’il s’agisse d’une plante, d’un animal, d’un paysage ou d’une communauté agricole), utiliser nos facultés humaines telles que l’imagination, l’inspiration et l’intuition au service de la chose étudiée et l’aborder comme une partie d’un tout en constante évolution.

L’observation gœthéenne en tant que processus sensible

L’observation gœthéenne comme moyen de connaître un phénomène est largement reconnue comme comportant quatre étapes (Bockemühl, 1985, Hoffmann, 2007, Holdrege, 2005, Seamon et Zajonc 1998). Cette partie s’inspire notamment de la formation proposée par le Dr Margaret Colquhoun, biologiste de l’évolution au Life Science Trust, ainsi que du travail propre de l’auteure pour éclairer ce qui est présenté ici.

Les quatre étapes sont généralement précédées d’une étape préliminaire de repérage de nos réactions habituelles. Dans ma propre pratique et mon propre enseignement de ce processus, j’insiste plus que d’autres sur cette étape préliminaire. C’est peut-être parce que je suis philosophe de formation et que je suis donc consciente de la nature épistémologiquement controversée d’affirmations telles que « être capable de voir comment le monde est vraiment ». De plus, cette étape préalable est utile pour souligner que l’observation gœthéenne nécessite un passage difficile de notre pensée dualiste, qui est une habitude culturelle, à une pensée plus holistique.

L’une des forces de l’approche gœthéenne est qu’elle présente un processus formel par étapes. Les praticiens compétents passeront d’une étape à l’autre et les combineront, mais pour commencer, il est utile de les explorer de manière systématique. Cela peut sembler lent et fastidieux, mais le but est de pouvoir suivre consciemment et rigoureusement ce qui se passe dans le monde et en nous-mêmes au fur et à mesure que la pratique progresse. L’expérience de ce processus peut parfois être déconcertante ; par exemple, nous pouvons prendre conscience pour la première fois de réactions physiques étranges, d’intuitions ou d’états mystiques. Cependant, nous disposons désormais de données précises et donc d’une meilleure compréhension de cette relation changeante entre le monde extérieur et notre monde intérieur, duquel nous pouvons ensuite entrer et sortir à notre guise.

Choisir le sujet d’étude

Comme pour toute question de recherche ou tout voyage d’investigation, nous devons avoir un objectif. Qu’allez-vous observer ? Pour une première pratique de l’étude gœthéenne, il est bon de travailler avec quelque chose qui attire votre attention d’une manière ou d’une autre ; pas nécessairement quelque chose sur lequel vous en savez déjà beaucoup, ni dans un but pratique – cela peut venir plus tard lorsque vous serez familiarisé avec la méthode. Pour trouver la chose à étudier, il faut attendre qu’elle vous appelle, par exemple en se promenant et en se laissant surprendre. Cela demande de la patience et une réceptivité d’enfant pour entendre ce qu’il y a dans le monde que vous êtes particulièrement apte à explorer. Être attiré par quelque chose peut être une attraction ou une curiosité, ou bien un sentiment de répulsion ou de défi – une plante nuisible, par exemple.

Lorsque j’enseigne cette approche, ou que j’aide les gens à se familiariser avec elle, je recommande toujours de commencer le travail avec un aspect du monde végétal, même si vous vous concentrez ensuite sur un animal, un paysage ou un aspect de la société humaine, comme une organisation ou une communauté agricole.

La plante est à la base de la compréhension que Gœthe a développé. La pratique avec une plante apporte des avantages pour travailler ultérieurement avec des organismes plus complexes comme les animaux, ou des entités moins réactives comme les roches. Avec une plante, vous pouvez plus facilement faire l’expérience de ces étapes et être plus à l’aise avec le processus.

Avant de passer à l’étape suivante, vous devez avoir sélectionné – peut-être pouvons-nous dire que vous devez avoir été sélectionné par – votre plante.

Étape préliminaire : préparer le terrain

Nos façons de penser, de sentir, de bouger, de réagir et tout simplement d’être dans le monde sont façonnées par notre environnement physique, notre culture, notre histoire personnelle et tout un réseau d’interactions. Nombre d’entre elles sont imprégnées par la tradition occidentale dominante du dualisme corps-esprit, du réductionnisme scientifique et des préoccupations pratiques de survie. C’est une chose de le savoir, mais c’en est une autre d’y échapper. Le dualisme corps-esprit, par exemple, façonne notre langage de telle sorte que même pour exprimer comment quelque chose pourrait être différent, il faut utiliser le langage qui s’est développé pour exprimer ce que l’on suppose être. Par exemple, même lorsque nous parlons de l’environnement, l’utilisation du mot « le » nous sépare et nous place en dehors de ce qui nous entoure réellement. Le processus d’observation goethéen est un perfectionnement de l’être humain en tant qu’instrument scientifique. Si nous nous engageons dans cette voie, il est essentiel de comprendre le point de départ, c’est-à-dire notre façon habituelle de penser et d’être.

Pour préparer l’espace de travail, vous devez d’abord examiner ce qui s’y trouve et comment il fonctionne habituellement. Dans le processus gœthéen, cela se fait en approchant le phénomène choisi de la manière la plus normale et la plus quotidienne possible, puis en notant vos premières impressions, quelle que soit la forme qu’elles prennent. Voici quelques exemples d’impressions qui peuvent émerger au cours de cette partie du processus : les sympathies et les antipathies habituelles, l’usage que vous pourriez en faire, les sentiments d’ennui ou de colère, les bribes d’information, les idées inspirantes ou les envies de corriger quelque chose, etc. Ce qui est différent, et ce qui fait de cette étape la première d’un processus, c’est qu’au lieu d’agir sur ces impressions ou de les poursuivre par d’autres pensées ou rêveries, nous les explorons consciemment pour ensuite les mettre de côté. Tenir un registre de ces pensées et sentiments est une partie importante du processus. En nommant les attitudes et les présupposés qui sont à l’arrière-plan, nous pouvons repérer quand ils risquent de se glisser dans notre travail aux étapes ultérieures du processus. Cela dit, une première impression peut être très perspicace et sa véracité peut réapparaître plus tard.

Ce qui doit ressortir, c’est à quel point la méthode gœthéenne implique l’auto-examen et la réflexion critique. C’est une approche qualitative du monde, mais pas une approche qui se complaît dans une subjectivité indisciplinée.

Avant de poursuivre, vous devez avoir pris quelques notes sur vos pensées et sentiments habituels concernant votre sujet d’étude. Un petit voyage spéculatif sur les origines de ces attitudes peut s’avérer utile, mais sans retarder les étapes suivantes du processus qui doivent être abordées beaucoup plus lentement.

Première étape : la perception sensorielle exacte

La première étape proprement dite se caractérise par le fait de s’éloigner de la rencontre initiale très personnelle et d’observer le phénomène à nouveau. Essayez d’expérimenter le phénomène que vous avez choisi comme si vous ne l’aviez jamais vu auparavant. À partir de cette perception, commencez à enregistrer tout ce que vous pouvez sur le phénomène. Il est important de noter au fur et à mesure : ayez à portée de main un carnet de notes et du matériel pour écrire ou dessiner. N’oubliez pas que vous disposez de plusieurs sens, ne vous concentrez donc pas uniquement sur la vue. Avec les plantes, l’odeur et la texture sont évidemment importantes, tout comme, par exemple, la réaction au vent. Le goût peut également être exploré – avec prudence (vérifiez que votre plante n’est pas connue pour être toxique avant de la goûter). Vous êtes en train de rencontrer un être et, comme on l’a souligné dans la phase préliminaire, vous devez le faire dans ses propres termes, sans y ajouter vos propres idées ou vos modes de pensée habituels. Non seulement les sentiments individuels, mais aussi toutes les théories connues sur le phénomène doivent être retenus afin de laisser les « faits » parler d’eux-mêmes. Cette pratique se retrouve dans les observations extraordinairement détaillées de Gœthe sur les phénomènes de couleur. Plutôt que de formuler des hypothèses hâtives ou de travailler à partir d’une théorie existante, comme c’était le cas pour Newton, ses recherches minutieuses suivaient toutes les pistes d’expérimentation imaginables (Sepper, 1988). Ainsi, pour Gœthe, la découverte de la nature de la couleur passait par des aspects tels que les images complémentaires, la pratique de la couleur par les artistes, l’utilisation des réactifs par les teinturiers et ainsi de suite, plutôt que par les dernières théories de la physique sur la couleur.

Vous pouvez consigner vos observations de plusieurs façons, par exemple en rédigeant des descriptions détaillées. Cependant, dessiner le phénomène est l’un des meilleurs moyens de concentrer votre attention sur les détails jusqu’alors inaperçus et sur les relations entre les parties. Si votre objectif est de voir réellement un arbre particulier, un chêne par exemple, le dessin peut être très utile pour vous empêcher de glisser dans votre mode de perception habituel « voir des chênes ». Les artistes ont le problème supplémentaire de devoir éviter un mode de perception influencé par leur « style de dessin » personnel. Le biais de catégorisation créé par votre mode de perception habituel doit être ignoré afin de vous permettre de voir le chêne comme si vous n’en aviez jamais vu auparavant1. De tels exercices peuvent consister à dessiner le contour d’une plante sans regarder le papier, à utiliser l’ombrage pour donner de la profondeur sans tenir compte des nuances ou des ombres réelles, ou à créer la forme en ombrant la zone extérieure du papier comme si elle était découpée dans un bloc. Vous pouvez également utiliser de la peinture aquarelle, des crayons ou des pastels pour obtenir la couleur exacte des différentes parties. L’un des exercices de dessin les plus utiles, et il ne faut jamais l’oublier ou l’écourter, consiste à dessiner de mémoire. Vous pouvez penser que vous savez tout sur l’apparence d’une plante, mais ce savoir présumé disparaît dès que la plante est cachée. Puiser dans sa mémoire, en fermant les yeux et en construisant dans son imagination la plante telle qu’on l’a comprise, est extrêmement utile pour essayer de construire le pont – si crucial dans la science goethéenne – entre le phénomène et l’être humain en tant qu’instrument scientifique. Vous devez mettre de côté toute préoccupation personnelle concernant votre capacité à dessiner ; le but n’est pas de produire une belle image, mais d’entraîner vos perceptions.

Un autre outil que vous pouvez utiliser consiste à ignorer les connaissances préexistantes, par exemple le nom des choses, et à les voir et les décrire en dehors des classifications apprises. Cette restriction de la nomenclature est utile lorsque l’on partage des observations en groupe. Trouver un mot qui exprime ce que l’on voit plutôt que d’utiliser un mot tout fait incite à regarder davantage et donc à voir de nouvelles relations. Pourtant, il est impossible de poursuivre indéfiniment la perception sensorielle exacte. Enregistrer toute la variété et les détails serait, comme l’a dit Gœthe, « comme essayer de boire la mer » (1995 : 24). Se contenter d’accumuler des données sur un phénomène pris comme un objet statique au moment où nous l’observons ne nous permettra pas de voir réellement ce qu’est cette chose ni d’en avoir une idée nette. La perception sensorielle exacte n’est que le fondement sur lequel reposent les étapes suivantes et auquel on revient, le cas échéant, pour comparer les conclusions obtenues par d’autres moyens.

Le travail de Jochen Bockemühl sur la phénoménologie (1985) utilise les quatre éléments (terre, eau, air, feu) comme un moyen de caractériser chacune des étapes. Cette première étape a une qualité « terre » : les données factuelles sont rassemblées et le processus est ressenti comme une exactitude minutieuse. Bien que la fascination pour les détails soit appropriée, nous ne devons pas nous y perdre. Pour certains, cette étape est vécue comme plutôt fastidieuse, alors que pour d’autres elle est très satisfaisante, et ces différences révèlent en elles-mêmes quelque chose de nos personnalités. Dans la formation mentionnée plus haut, nous avons passé plusieurs jours sur chaque étape avec un phénomène donné. Avec la plante, il peut être difficile de rester dans ce mode. Par exemple, vous serez tenté de décrire les choses comme « poussant » ou « flétrissant » et, en général, d’anticiper des états futurs ou d’imaginer des états passés que vous pensez avoir connus ; c’est toute une discipline que de retenir ces imaginations et de s’en tenir au présent.

Avant de quitter la première étape, il faut également mentionner que, durant la collecte d’informations, vous pouvez aussi utiliser des sources secondaires. Il peut être utile de savoir ce que d’autres personnes ont découvert. Pour une plante, vous pouvez vous tourner vers des connaissances botaniques, ou vers son rôle dans l’agriculture, l’herboristerie, les mythes ou encore le langage des fleurs dans les peintures médiévales.

L’important, en ce qui concerne l’utilisation de sources secondaires, est de les éviter pour commencer (sauf en ce qui concerne le poison), puis d’avoir un œil sceptique et de toujours revenir à la source primaire, la plante elle-même, pour vérification. Vous devez être conscient du fait qu’avec les sources secondaires, vous recueillez ce que d’autres personnes ont dit et qu’elles peuvent avoir travaillé à partir de présupposés et non de la plante elle-même. Les sources secondaires peuvent vous donner de nouvelles idées ou d’autres formes d’accès à votre phénomène, ou encore des questions à poser pour une enquête plus approfondie. D’un autre côté, elles vous donnent également plus de matériel que vous devez mettre de côté afin de vraiment voir la plante.

Ne passez pas à autre chose tant que vous n’avez pas une collection de dessins et de descriptions et que vous n’avez pas le sentiment de connaître le « quoi » de votre plante. Cela vous servira de point d’ancrage pour le travail à venir.

Deuxième étape : l’imagination sensorielle exacte

Au cours de l’étape précédente, vous avez tenté de saisir ce que le phénomène vous présente, ici même, dans le présent. L’activité consistait à être précis sur ce que vous voyez, entendez, ressentez ou sentez, etc. Cependant, l’entité que vous étudiez ne peut pas être réellement saisie dans un présent figé. Elle existe en tant que processus, et pour découvrir ce qu’elle est vraiment, vous allez devoir vivre ce processus vous-même afin de pouvoir commencer à l’accompagner dans son existence. Pour ce faire, nous utilisons la faculté humaine d’imagination, mais pas l’imagination telle que nous la connaissons habituellement, pas une imagination éloignée de la réalité. L’activité imaginative au sens de Gœthe est qualifiée par lui d' »imagination sensorielle exacte » (Bockemühl, 85) et elle s’appuie sur la rigueur de l’étape précédente, qui est maintenant mise en mouvement. Le but de cette activité est de percevoir le phénomène comme une entité dynamique. De la même manière que la première étape a nécessité un certain contrôle de nos modes de pensée habituels, notre imagination a également besoin d’une certaine formation pour nous permettre de nous approcher du phénomène, non pas comme nous avons appris à le connaître en tant qu’entité figée dans le temps, mais comme un être en devenir. Travailler avec une plante nous entraîne souvent dans ce mode (observation de la croissance, du flétrissement, etc.), vous vous y êtes certainement déjà aventuré et avez dû vous retenir.

Il y a quelque chose d’onirique dans cette étape. Cependant, parce que nous avons déjà mis de côté nos théories, nos présupposés et que nous nous sommes livrés à un travail rigoureux de perception sensorielle exacte, nos rêves sont dans le style du phénomène et ne sont pas tirés de nos propres fantaisies. Ces expériences doivent rester oniriques, car toute fixation de celles-ci nous ramènerait au premier stade.

L’une des façons les plus simples de faire l’expérience de ce type d’imagination, et de voir comment elle peut mener à la compréhension d’un phénomène, est le travail de Gœthe sur la métamorphose des plantes. C’est ici que nous pouvons voir son utilisation de l’imagination sensorielle exacte comme une sorte de changement de conscience qui se connecte maintenant au phénomène d’une manière nouvelle, bien que toujours rigoureuse. L’expérience la plus immédiate et la plus facile d’un travail imaginatif sur une plante consiste à l’observer à différents stades de sa croissance. Par exemple, vous pouvez étudier une carotte sauvage particulière (Daucus corota), mais autour d’elle, il y en a d’autres à des stades plus ou moins avancés de croissance, de floraison ou de dépérissement. Ainsi, de manière imaginative, vous pouvez faire avancer ou reculer votre carotte sauvage dans le temps en utilisant ces autres carottes comme indicateurs du processus de votre plante. Il est également possible d’entrer dans le processus de la plante de manière plus libre, à travers ce que Gœthe appelle la métamorphose discontinue. De nombreuses plantes produisent une séquence de feuilles différentes, commençant souvent par une forme simple, qui se différencie puis se contracte jusqu’à une forme plus ciselée pour aboutir finalement à une transition vers les parties florales (Holdridge 2013:76). Pour stimuler notre imagination, nous pouvons nous déplacer au sein de cette séquence, comme si nous étions à l’intérieur de notre plante. Nous pourrions même imaginer des formes de feuilles qui pourraient apparaître entre celles qui sont évidentes dans la plante. Cela vous aidera à faire l’expérience de la plante en tant que processus dynamique de métamorphose, plutôt que de n’enregistrer que sa forme visuelle. (Si la plante que vous avez choisie ne présente pas d’aspect évident de cette métamorphose, vous pouvez vous entraîner avec une plante qui en présente un, comme la moutarde, la renoncule ou le séneçon, afin de vous familiariser avec ces changements avant de revenir à votre plante). Jochen Bockemühl, dont le travail fait un usage intensif des séquences de feuilles, explique le processus et montre à quel point ce type de perception fluide est différent de la perception exacte du mode « terre » de la première étape.

Avec le mode d’observation correspondant à l’élément eau, il devient possible d’aller au-delà des aspects individuels de la forme et d’atteindre un domaine qui n’est pas directement accessible à la perception sensorielle ; ici, la séquence des formes apparaît comme un mouvement de formation, et les forces formatrices peuvent être expérimentées. Si une chose est observée en tant qu’objet, elle est toujours vue de l’extérieur, elle est vue séparément et de tous les côtés à la fois. Là, le point de vue personnel n’a pas d’importance. L’objet existe sans moi. Mais si l’on commence à prendre conscience des forces formatrices de la manière décrite, sa propre activité intérieure (intentionnalité) et sa propre position dans l’ensemble deviennent significatives.

Bockemühl (1985 : 21)

Avec les organismes vivants, il est facile de passer à cette deuxième étape parce que le phénomène semble l’exiger. Nous ne pouvons pas saisir le caractère vivant d’une plante si nous nous en tenons à la perception sensorielle exacte. Notre pensée dans ce mode est trop statique pour vivre dans le phénomène et l’expérimenter comme changeant et croissant. Une partie du phénomène doit vivre en nous si nous voulons établir un lien entre, par exemple, un arbrisseau et un arbre adulte. Notre pensée doit être mobilisée pour saisir la nature en devenir et la façon dont elle crée perpétuellement. Bien que nous sachions, dans notre conscience ordinaire, que les plantes poussent et se transforment, nous en faisons ici une expérience nouvelle et nous le comprenons d’une autre manière.

C’est l’imagination qui rend possible cette mobilisation de notre pensée. Dans ce mode de perception, nous vivons le phénomène comme un processus. Nous sommes engagés de manière imaginative dans ces mêmes processus. Nous devons y accéder non pas en y apportant des interprétations humaines, mais en vivant dans le phénomène en tant qu’être. Bien que nous ne puissions pas laisser notre humanité hors du tableau, car elle est la source de notre capacité d’imagination, nous devons, dans cette étape et les suivantes, mettre nos facultés au service du phénomène. L’imagination sensorielle exacte nous conduit à une appréhension holistique où nous comprenons, par exemple, la plante comme un potentiel de métamorphose, relié à son lieu et au monde végétal.

Les exercices d’imagination sensorielle exacte qui peuvent vous aider dans ce domaine consistent à faire pousser votre plante de manière imaginative tout au long de son cycle de vie, ou à la faire traverser les saisons de manière imaginative. Plus les images que vous pouvez construire sont riches (par exemple, les changements de lumière, les différents insectes présents et ainsi de suite), plus la plante sera ressentie. Faire pousser la plante dans votre imagination avant de dormir peut être très utile pour poursuivre votre étude le jour suivant. Cela permet de se relier à ce royaume onirique qui est nécessaire ici et facilite les étapes ultérieures. Vous pouvez également essayer, avec précaution, de « l’imaginer autrement » (Brook, 1998 : 55). Dans ce cas, vous abusez délibérément de votre faculté d’imagination pour imposer quelque chose à la plante, par exemple en imaginant qu’un frêne est à feuilles persistantes. L’objectif est de susciter une réponse. À ce stade, vous serez en relation avec la plante et vous ressentirez (peut-être viscéralement ou émotionnellement) le caractère erroné de votre fantaisie imaginative. Une telle réaction vous aidera à écouter ce qui est réellement présent et vous permettra de trouver des réponses perspicaces dans votre propre corps. C’est le règne végétal qui nous guide vers ce changement nécessaire dans notre façon de penser, et nous permet de comprendre une plante en tant que telle et pas seulement comme un taxon dans notre système de classification ou encore comme une entité à utiliser. C’est ici que nous pouvons détecter que l’empirisme, qui dans un premier temps semblait exigeant et pédant, est maintenant sur la voie de ce que Gœthe a appelé l’empirisme délicat. Délicat parce qu’il n’impose pas de théorie et qu’il ne refuse pas non plus aux facultés humaines leur rôle dans la connaissance du monde. Au contraire, les facultés doivent traiter le monde avec délicatesse afin de le trouver, plutôt que de simplement trouver l’humanité qui s’y reflète.

Avant de poursuivre, assurez-vous d’avoir ressenti le changement de conscience vers ce style de pensée et de sentiment fluide et onirique. Vous devriez maintenant être capable d’entrer et de sortir librement du phénomène, et de porter quelque chose de son être dans votre conscience.

Troisième étape : Contemplation

Une fois que vous pouvez faire passer votre pensée dans ce mode fluide, vous pouvez construire le phénomène de manière imaginative à travers ses formes changeantes. Cependant, cette étape est encore quelque peu atténuée. Il s’agit d’un entraînement de l’imagination qui vous permet de vous accorder au phénomène en tant que totalité vivante, plutôt que comme des parties assemblées par l’imagination. C’est l’élément air qui est utilisé ici. Pour cela, vous devez vous éloigner encore plus de votre manière ordinaire d’appréhender le monde ; vous devez même faire taire votre activité imaginative afin de laisser le phénomène se présenter. Vous devez devenir comme l’air, non pas en laissant couler les formes comme l’eau, mais en les rendant visibles. L’utilisation du langage des éléments pour décrire ces étapes ne signifie pas que nous recherchons des caractéristiques particulières dans une chose. Vous n’êtes pas à la recherche d’aspects aériens du phénomène ; ce que vous devez faire, c’est être aérien dans votre conscience. Bockemühl décrit la manière dont l’observateur doit être :

C’est le propre de l’air de s’étendre dans toutes les directions, offrant son être et son activité propres afin que l’être et l’activité d’un autre puissent apparaître. Dans la mesure où nous nous déplaçons intérieurement selon ce geste de l’air, nous atteignons l’aptitude cognitive correspondant à l’élément air. Une disposition intérieure est ainsi créée permettant à ce qui se manifeste dans le monde de se révéler en nous, comme une image qui découvre un être.

Bockemühl (1985 : 26)

C’est la faculté humaine d’inspiration qui s’offre maintenant au phénomène. Grâce à votre immobilité, le phénomène peut présenter sa véritable nature, et cela est souvent ressenti comme un geste particulier, un geste qui, d’une certaine manière, dit ou représente ce phénomène. Les idées qui émergent de cette troisième étape peuvent sembler étranges par rapport à vos modes de pensée habituels. Elles peuvent être excitantes ou émotionnellement émouvantes, et comme ce qui arrive est étranger à vous-même, cela renforce le sentiment qu’il vous est donné. Vous devez avoir l’impression d’avoir reçu quelque chose plutôt que de l’avoir fabriqué. La réception de ces informations peut être recueillie et explorée par le biais d’une représentation artistique où le geste et la signification sont mis en évidence et où l’humeur intérieure est reflétée.

Vous constaterez peut-être que cette phase d’inspiration s’exprime mieux dans un langage émotionnel, ce qui est paradoxal car on est loin de la subjectivité émotionnelle habituelle et égocentrique. Travailler artistiquement avec la couleur peut également aider à approfondir les indications qui arrivent. Ce qu’il faut exprimer, c’est l’être du phénomène, quelque chose de sa nature essentielle. Encore une fois, ne vous inquiétez pas d’un éventuel manque de familiarité avec, par exemple, l’écriture poétique ou la peinture. C’est le processus intentionnel qui est important.

La première étape nous a donné les faits concrets qui ont ancré notre imagination dans le phénomène et nous ont permis, dans la deuxième étape, d’entrer dans sa vitalité, ce qui nous a permis ensuite d’exprimer son geste intérieur/fondamental. Ce geste de l’ensemble peut nous pousser vers la quatrième étape, celle de l’unité avec l’objet (Gœthe, 1995 : 75).

Assurez-vous d’avoir saisi toutes les inspirations concernant le geste de votre phénomène. Cela peut être difficile à consigner par le langage ou la représentation, mais essayez de garder une trace. Bien que le processus d’écriture, de peinture, de mouvement ou de chant, etc. ne constitue pas une simple représentation de l’inspiration, il peut aider à vivre dans cette inspiration et à la ressentir plus profondément.

Étape quatre : l’union avec l’objet

Les trois premières étapes de la méthode gœthéenne impliquent des activités et des modes de pensée différents, que l’on peut caractériser comme suit : premièrement, utiliser la perception pour voir la forme ; deuxièmement, utiliser l’imagination pour percevoir sa mobilité et, troisièmement, faire appel à l’inspiration pour révéler le geste. La quatrième étape utilise l’intuition pour combiner et dépasser les étapes précédentes. C’est ici que nous faisons l’expérience de ce qu’est le phénomène dans toute sa puissance et son potentiel. C’est là que le phénomène peut être compris, et qu’il se présente à l’être humain comme une idée ou même une théorie. Ainsi, dans le processus gœthéen, nous ne partons pas de la théorie pour faire coïncider le phénomène avec notre propre pensée, mais nous mettons notre pensée et nos capacités cognitives au service du phénomène. En termes d’éléments, le changement de conscience dont nous avons besoin maintenant correspond au feu. Cette quatrième étape est également la plus abstraite sur le plan physique, car elle est moins liée à l’aspect extérieur du phénomène. Cependant, cette abstraction permet la perception de la nature intérieure de la chose. Bockemühl appelle cela l’expérience de « l’être de l’être ». Il exprime ainsi l’étape du feu :

Nous sommes ici à la limite de ce que l’on peut appeler un mode d’observation. La chaleur entre en nous – notre activité intérieure devient elle-même un organe. Nous ne faisons pas l’expérience de la manifestation extérieure d’une chose, nous prenons conscience de son impulsion intérieure. Dans ces moments de conscience intérieure, toutes les manifestations extérieures disparaissent. Elles sont « brûlées ».

Bockemühl (1985 : 30)

Le feu ou la chaleur suggère également une autre caractéristique de cette étape : la connexion avec l’agir intérieure du phénomène se fait par le truchement de notre propre faculté intérieure d’agir. À ce stade, nous sommes incités à l’action, non seulement dans le sens où nous voulons exprimer quelque chose de l’être, comme dans la troisième étape, mais pour en faire quelque chose. Nous nous sentons « dans le feu de l’action ». En raison du voyage qui précède, il ne s’agit pas d’une expression subjective de votre volonté personnelle. L’intention est de conjuguer l’être du phénomène avec la capacité humaine de penser et d’agir dans le monde.

Il est plus difficile d’expliquer comment on y arrive, mais d’après mon expérience, cela arrive soudainement quand on travaille à l’étape trois. C’est comme si, à partir du processus de l’air, où notre pensée habituelle est retenue, le concept, l’idée ou la détermination arrivait soudainement, mais avec une étrange clarté, une sorte de brillance, qui ne correspond pas aux processus de pensée ou aux perceptions habituels.

Lorsque l’on enseigne cette méthode à des groupes, notamment en ce qui concerne le paysage, il est intéressant de noter la différence entre une impulsion préalable à l’action – faire un changement, dégager une zone, développer un chemin – et une impulsion qui résulte de la combinaison de la pensée et du phénomène. La phase préliminaire et les quatre étapes ont pour but de nous amener à un niveau de compréhension et de collaboration avec le phénomène. Nous sommes maintenant en mesure d’aller de l’avant, d’agir à l’unisson avec le phénomène.

Conclusion

Les étapes avec leurs éléments et les facultés humaines correspondant peuvent être résumées dans le tableau 1.

Étape du processus goethéenfaculté humaineélément
1Perception sensorielle exactePerceptionTerre
2Imagination sensorielle exacteImaginationEau
3ContemplationInspirationAir
4Union avec l’objetIntuitionFeu
Tableau 1 : Les quatre étapes de l’approche gœthéenne, les facultés humaines et les éléments correspondants.

Une fois que vous êtes familiarisé avec les changements de conscience de ces quatre étapes grâce au monde végétal, il est possible de passer à d’autres domaines et de prendre un phénomène tel qu’une roche ou un animal. En termes d’agroécologie, cette approche est particulièrement utile lorsque l’on envisage des actions concernant des paysages entiers ou des zones particulières d’une ferme ou d’un jardin. Dans le cadre du processus gœthéen, si vous souhaitez effectuer des changements inspirés par les intuitions de la quatrième étape, vous devez repasser par une série d’étapes qui font miroir aux étapes précédentes (3, 2 et 1). Il s’agit de tester et de revérifier une action planifiée avant de l’incarner dans le monde2.
Cette approche est un moyen d’initier le processus de déconstruction de notre pensée dualiste habituelle, et nourrit de nouveaux organes de perception qui sont réceptifs à la nature et la respectent. Ce faisant, nous pouvons commencer à entrevoir ce qu’est réellement la nature, quelle place nous y occupons et comment nous pouvons collaborer ou co-évoluer avec elle.

Comment une telle approche peut-elle avoir un impact sur l’agriculture ou l’agroécologie ? Dans une certaine mesure, on peut le constater dans l’agriculture biodynamique où, par exemple, la conception de la ferme comme un organisme agricole reflète la vision holistique de Gœthe. Cela ne devrait pas être une surprise puisque nous avons vu dans un article précédent comment le travail de Rudolf Steiner sur les archives de Gœthe a influencé son approche de l’agriculture. Cependant, comme l’a montré la présentation des étapes de la méthode gœthéenne, il ne faut pas la considérer comme un système à appliquer, mais plutôt comme un engagement personnel et une transformation de notre pensée et de notre être en vue d’une plus grande adaptation au climat, à la terre, aux personnes, aux animaux et aux plantes qui constituent la base des agroécosystèmes.

Références

  • Bockemühl, J. (1985) Elements and Ethers: Modes of Observing the World. In Bockemühl, J. (ed) Toward a Phenomenology of the Etheric World. New York: Anthroposophic Press Inc.
  • Brook, I. (1998) Goethean science as a way to read landscape. Landscape Research 23(1):51–69.
  • Colquhoun, M. and Ewald, A. (1996) New Eyes for Plants. Edinburgh: Hawthorn Press.
  • Day, C. (2003) Consensus Design: Socially Inclusive Process. Oxford: Architectural Press.
  • Goethe, J.W. (1995) Scientifc Studies. ed. and trans. Miller, D. New York: Suhrkamp Publishers.
  • Hoffmann, N. (2007) Goethe’s Science of Living Form. New York: Adonis Press.
  • Holdrege, C. (2005) Doing Goethean science. Janus Head 8(1):27–52.
  • Holdrege, C. (2013) Thinking Like a Plant: A Living Science for Life. Great Barrington, MA: Lindisfarne Books.
  • Seamon, D. and Zajonc, A. (1998) Goethe’s Way of Science: A Phenomenology of Nature. New York: SUNY Press.
  • Sepper, D. (1988) Goethe Contra Newton, Cambridge: Cambridge University Press
  1. De nombreux exercices de dessin sont détaillés dans l’ouvrage de Margaret Colquhoun et Axel Ewald (1996) intitulé New Eyes for Plants : a Workbook for Observing and Drawing Plants.
  2. Une discussion utile de ces étapes en miroir avec des exemples pratiques peut être trouvée dans le livre de Christopher Day « Consensus Design: Socially Inclusive Process » » (2003).