Traduction complète d’un article d’Isis Brook extrait du livres Les Agroécologies Subtiles paru en 2021 chez CRC Press.
Titre original : A New Science from a Historical Figure: Goethe as Holistic Scientist
Résumé
L’approche scientifique de Johann Wolfgang von Goethe (1749-1832) s’est opposée à la fois au vitalisme dominant et à la vision mécaniste du monde qui dominaient la science de son époque. Son approche était celle d’un holisme avisé qui ne rejetait pas la science mais visait à orienter son chemin vers une appréciation plus sensible du pouvoir créateur de la nature. Il parlait à ce propos d’un « empirisme délicat ». Ses travaux en botanique et en ostéologie sont évoqués pour montrer comment la morphologie et la perception sensible (Anschauung) peuvent s’interpénétrer avec les phénomènes vus comme des « processus » et permettre ainsi de comprendre la nature elle-même. L’approche de Goethe pourrait inspirer de nouvelles façons de développer des approches plus sensibles pour s’engager avec l’environnement, comme dans le cas de l’agroécologie. Cet article explique le lien entre Goethe, Rudolf Steiner (l’initiateur de l’agriculture biodynamique) et la phénoménologie. L’approche scientifique de Goethe mobilise des facultés humaines telles que l’imagination et l’intuition, à condition de les avoir soigneusement disciplinées. Elle reconnaît que nous sommes inévitablement liés à la nature et que, plutôt que d’essayer de les ignorer, nous devons mettre en jeu nos qualités humaines. Nous pouvons renouveler l’approche goethéenne en suivant sa méthode, ou nous pouvons la retrouver par à un engagement et une réceptivité à la nature. Pour démontrer cette dernière possibilité, l’article présente le travail de la généticienne Barbara McClintock (qui a découvert la transposition des gènes), dont l’approche s’apparente à celle de Goethe.
Introduction
Il peut sembler étrange, dans le cadre des recherches sur l’avant-garde de l’agroécologie, de se référer à un personnage historique. Pourtant, il vaut la peine de s’intéresser à Goethe, car ses travaux scientifiques ont semé des graines qui peuvent aujourd’hui porter des fruits précieux. En repensant radicalement l’agriculture, nous repensons notre relation avec la nature et avec le monde, et il y a dans les travaux de Goethe des signes avant-coureurs d’une approche holistique qui peuvent nous guider. En tant que contestataire précoce de la vision mécaniste et dualiste de la science, il a traversé une période charnière de l’histoire occidentale et a ouvert une voie différente, que nous aurions pu suivre et qui peut encore l’être. Pour établir un pont historique entre Goethe et le débat actuel, j’aborderai également les recherches de Rudolf Steiner sur Goethe ainsi que l’exemple du travail scientifique de Barbara McClintock sur le maïs.
Johann Wolfgang von Goethe a vécu de 1749 à 1832, ce qui le place chronologiquement à la frontière entre l’étude de ce qu’on appelait alors l’histoire naturelle et la toute nouvelle science de la biologie. Son approche scientifique s’opposait à la fois au vitalisme1 et aux conceptions mécanistes du monde qui dominaient la science de son époque (Steiner, 1985 : 92). Bien que célèbre pour son œuvre littéraire, il croyait que ses efforts scientifiques étaient les plus importants (Seamon et Zajonc, 1998 : 1), et il existe de nombreux comptes rendus historiques complets de son travail (par exemple, Nisbet, 1972). Le but ici n’est pas de les répéter mais de contextualiser les éléments clés de son approche afin que nous puissions voir pourquoi elle peut être pertinente aujourd’hui.
L’œuvre scientifique de Goethe couvre les domaines de la géologie, de la météorologie, de l’ostéologie, de la botanique et de l’étude des couleurs. Il a également été un des premiers à considérer l’histoire des sciences comme une discipline à part entière (Fink, 1991 : 70). Le fait de travailler sur un large éventail de sujets semble étrange par rapport à notre approche contemporaine de la science, toujours plus spécialisée. Pourquoi quelqu’un passerait-il d’un domaine à l’autre au risque d’être qualifié de dilettante ? Même à la fin du 18e siècle, cela revenait à se disperser pour faire des progrès dans tous les domaines de la science. Pour comprendre cela et donner un sens aux écrits et aux découvertes scientifiques de Goethe, nous devons le considérer comme un défenseur d’une forme d’holisme, qui consiste à voir la nature comme un tout et à en étudier les différents côtés afin de le percevoir dans sa globalité.
Afin de présenter une image de son approche, je me concentrerai sur trois aspects de la science goethéenne : le rejet d’une confiance excessive dans la théorie ; la compréhension de la nature comme un ensemble en mouvement ; et le rôle des facultés humaines dans la compréhension de la nature. Dans tous ces aspects, il n’était ni représentatif de son époque ni précurseur de la direction que la science allait suivre. En outre, bien qu’il ait eu une fascination précoce pour l’alchimie, et qu’il s’en inspire dans son œuvre littéraire (Gray, 1952), ce qu’il faisait ici était quelque chose de nouveau.
Le rejet d’une confiance excessive en la théorie
À l’époque où Goethe écrivait, les modes de pensée mécanistes et réductionnistes étaient de plus en plus répandus dans la science et la société, conduisant à des découvertes et des inventions spectaculaires. Cependant, pour Goethe, ces découvertes étaient souvent source de malentendus et la science elle-même était conduite dans une impasse. Un aspect de la pratique de la science sur lequel Goethe a beaucoup écrit est le glissement vers une trop grande dépendance à la théorie. Il en résulte que nous ne voyons plus le phénomène que nous cherchons à comprendre ; nous ne voyons que notre propre construction. Comme Goethe l’a soutenu :
Un jour, quelqu’un écrira une pathologie de la physique expérimentale et mettra en lumière toutes ces arnaques qui subvertissent notre raison, trompent notre jugement et, ce qui est pire, font obstacle à tout progrès pratique. Les phénomènes doivent être libérés une fois pour toutes de la sinistre chambre de torture de l’empirisme, du mécanisme et du dogmatisme ; ils doivent être présentés devant le jury du bon sens humain.
von Goethe (1995 : 309)
Goethe ne dit pas que la théorie ou l’hypothèse n’a aucun rôle à jouer dans la recherche scientifique ; il veut cependant la limiter et la considérer comme un outil qui doit être manipulé avec précaution. Goethe rejette à la fois la dépendance excessive à la théorie pour déterminer les questions de recherche, ainsi que les habitudes d’esprit qui influencent les phénomènes de la manière suggérée par la théorie préconçue. Un exemple fort de cette critique peut être vu dans la citation suivante :
Débarrasser l’esprit humain d’une hypothèse qui l’a indûment restreint, le forçant à observer de façon erronée et à et à réaliser de fausses associations, à spéculer au lieu de voir, à fabuler au lieu de juger, est déjà lui rendre un service inestimable. Désormais, il voit les phénomènes avec une plus grande ouverture, selon d’autres relations. Il les ordonne à sa guise et a de nouveau l’occasion de se tromper à sa manière, une occasion qui n’a pas de prix s’il parvient à reconnaître son erreur.
Goethe, Naturwissenschaftliche Schriften Vol 4, Part 2, cité dans Heinemann, (1934 : 68)
La méthode par laquelle on doit « débarrasser l’esprit » des hypothèses contraignantes consiste à aborder le phénomène dans toutes les directions. L’une de ces directions sera la formulation d’hypothèses, mais ce n’est qu’une direction parmi d’autres. Outre l’importance d’une investigation complète du phénomène tel qu’il est vécu par le scientifique, il y a aussi, comme le révèle la dernière partie de la citation, l’attention consciente à l’influence de la théorie, des hypothèses et de l’opinion sur la perception elle-même. Ainsi, le scientifique doit enquêter sur son propre esprit ainsi que sur la nature pour s’assurer que l’ouverture nécessaire est maintenue et laisser les facultés mentales être guidées par la nature.
Dans les nombreux travaux scientifiques réalisés par Goethe dans différents domaines, il découvre des principes qui sont évidents dans la nature et qui, pour lui, permettent d’expliquer sa créativité sans fin (Tantillo, 2002). Plutôt que d’avoir des lois strictes qui délimitent ce qui est possible, il définit quatre principes que nous pouvons considérer comme des moyens de saisir la façon dont la nature fait ce qu’elle fait. Les voici présentés :
La polarité : terme de Goethe désignant la manière dont la nature est créative par la juxtaposition des opposés ; elle reste en mouvement par une alternance de contraction et d’expansion.
Intensification (Steigerung) : terme de Goethe désignant la manière dont la nature tout entière semble lutter et se dépasser elle-même par une complexité croissante.
Compensation : ce concept reconnaît que la nature crée avec des limites ; les formes peuvent se développer et changer, mais elles sacrifient toujours quelque chose pour développer autre chose ; par exemple, l’adaptabilité est sacrifiée au profit de la spécialisation.
La génération : Il s’agit du principe reconnu par Goethe pour expliquer la manière dont les parties d’un organisme peuvent travailler ensemble ou même rivaliser, en quelque sorte, pour se développer. Par exemple, une plante peut se développer de manière végétative ou sexuée. Ces deux impulsions sont génératrices et expriment la vitalité intérieure de la plante. Goethe considère qu’une abondance de générativité est le signe d’une liberté radicale, par opposition à une structure hiérarchique où le développement est dirigé par des parties distinctes.
Pour Goethe, ces principes fonctionnent à la manière d’une théorie ou d’une hypothèse, bien qu’ils soient, selon lui, présents en tant que tel dans la nature. Ils ne sont pas créés par des scientifiques pour leur commodité ou pour contraindre ou façonner ce que nous voyons. Si nous abordons la nature comme une machine, nous trouverons des aspects semblables à ceux d’une machine, non pas parce que la nature ressemble à une machine, mais parce que c’est la lentille à travers laquelle nous regardons. Ces principes sont pour Goethe un moyen de capturer quelque chose de la nature pour que l’esprit humain puisse le saisir. Mais ils sont, tout comme la nature elle-même, en perpétuelle évolution. Une façon de comprendre ces principes est de les considérer comme des guides pour ajouter une compréhension rationnelle des aspects non physiques d’un phénomène.
Tout est mouvement : temporalité et mobilité
Un aspect inhabituel de la science de Goethe, pour l’époque où il écrivait, était son appréciation dynamique de la nature. Au XVIIIe siècle et au début du XIXe siècle, le projet de la biologie était de cataloguer et d’ordonner la nature, laquelle était considérée comme créée par Dieu, et la tâche de l’homme était de savoir ce qu’elle contenait et d’ordonner ses objets dans des tableaux statiques. La taxinomie, qui consiste à mettre les objets dans les bonnes boîtes, était à l’ordre du jour. Goethe, comme nous l’avons vu dans les principes ci-dessus, s’intéresse davantage à la nature dans son ensemble et à la façon dont elle s’engendre elle-même.
En effet, sa découverte, publiée pour la première fois en 1786, de l’os intermaxillaire chez l’homme bouleverse l’une des divisions les plus fondamentales : celle entre l’homme et les autres animaux. Chez l’homme, cet os est soudé à l’os maxillaire, alors que chez les autres animaux (même les singes), il est libre. Goethe peut voir cette soudure, au lieu de voir un os distinct, parce que sa question de recherche n’est pas « dans quelle boîte cela rentre-t-il ? » mais plutôt « comment la nature dynamique façonne-t-elle les os » ? Il voyait la matière rigide des os de manière plus fluide, sans préjugés dictés par une théorie qui doit dissocier les humains des animaux. Cette fluidité était si novatrice en tant que concept que Goethe doit introduire un nouveau terme pour la désigner, ce qu’il fait en 1796 avec le terme « morphologie » qui désigne l’étude de la transformation des organismes (Jensen, 2019).
La morphologie suggère également la nécessité d’une sorte d’appréhension vivante, non seulement pour voir la totalité de la forme, mais pour la compréhension dans son ensemble. Le vivant, pour Goethe, n’a pas de forme fixe (von Goethe, 1995 : 64). Ainsi, l’organisme vu dans la réalité quotidienne n’est pas l’organisme vivant lui-même ; pour le voir, nous devons saisir le mouvement dans lequel il est engagé.
Avec les plantes, l’image est encore plus claire. Contrairement à ses contemporains, Goethe ne s’en tient pas à l’étude des végétaux en tant que spécimens secs conservés dans des herbiers. Comme il le découvre, notamment lors du long voyage en Italie qui a transformé sa vie (von Goethe, 1989), la façon dont une plante pousse reflète les caractéristiques de son environnement, de sorte qu’il ne peut exister d’échantillon stable d’une plante – sa taille et son développement sont déterminés par l’endroit où elle pousse. Dans La métamorphose des plantes, Goethe expose son idée selon laquelle la plante se développe en transformant sa matière au fil du temps, en se façonnant et en se modelant continuellement. Elle ne se développe pas selon un plan strictement déterminé, mais elle exprime une vitalité et une volonté de se développer et d’atteindre sa maturité, lorsque les circonstances le permettent. Sa déclaration énigmatique « tout est feuille » signifie que la substance végétale, qui pourrait maintenant être exprimée en tant que feuille, subit une transformation (semblable à la reproduction) qui aboutit aux autres parties de la plante : sépale, pétale, carpelle, étamine, etc. Le processus créatif de la nature nous est visible dès que nous déplaçons notre attention de la forme statique au processus fluide. Il attribue cette intuition à sa rencontre avec la métamorphose discontinue de la forme des feuilles, qu’il a remarquée pour la première fois avec le palmier nain (Chamaerops humilis L.) dans les jardins botaniques de Padoue en 1786 (Arber, 1950 : 42).
Le rôle de l’être humain
Le troisième aspect de l’approche scientifique de Goethe qui nécessite une explication est le rôle de l’être humain dans la recherche scientifique. Comme le dit Goethe, pour comprendre le tout en tant que potentiel de métamorphose, nous devons « rester aussi rapides et flexibles que la nature et suivre l’exemple qu’elle donne » (von Goethe, 1995 : 64). Qu’entend-il exactement par là ? Le moyen par lequel Goethe établit le lien séquentiel d’une situation à une autre, d’une feuille à la suivante, d’une plante à une autre, etc. est l’imagination. Plutôt que de considérer que les facultés humaines telles que l’imagination, ou même l’intuition, nuisent à l’objectivité scientifique, Goethe voit dans ces facultés le moyen de comprendre réellement la nature. En permettant à la nature de travailler avec les facultés humaines, il pense que nous commençons à voir avec les yeux de l’esprit et que nous pouvons ainsi établir des liens et révéler les mécanismes de la nature qui ne sont initialement pas visibles. Pour Goethe, c’est la dimension suprasensible que nous pouvons percevoir une fois que nous savons comment regarder et comment intégrer ce regard dans notre pensée (Stephenson, 1995 : 13). Il est réfractaire à la notion que les idées ou les concepts flotteraient librement sans être lié à, ou même donné par, les perceptions de l’esprit humain à travers une contemplation commune (Stephenson, 1995). L’observation et l’identification d’aspects clés de la nature et leur contemplation libre permettent de révéler la nature dans son ensemble, et cette activité, selon Goethe, est cruciale pour le progrès de la science. Son utilisation du terme Anschauung en rend bien compte, bien qu’il ne soit pas directement traduisible. Agnes Arber2, commentant l’œuvre de Goethe, le traduit par « connaissance intuitive acquise directement par la contemplation de l’aspect visible » (Arber, 1954 : 122).
Les vives contributions de Goethe sur les débats philosophiques liés à la recherche scientifique contribuent à compléter le portrait de sa façon de travailler et de ce qu’il pensait être possible. Les témoignages sur les capacités de perception de Goethe abondent (Amrine et al., 1987 : 379), et il est reconnu qu’il était naturellement très perceptif, mais il croit aussi au développement de ses facultés. Il pensait clairement que les sens de l’homme pouvaient être améliorés lorsqu’il évoque l’idée que les travaux scientifiques ouvrent de « nouveaux organes de perception ». L’être humain ne se connaît que dans la mesure où il connaît le monde ; il ne perçoit le monde qu’en lui-même, et lui-même que dans le monde. Chaque nouvel objet clairement vu ouvre en nous un nouvel organe de perception » (von Goethe, 1995 : 39). Le meilleur moyen de s’améliorer est d’exercer son regard sur la nature. Il évoque un cycle qui consiste à regarder la nature, à s’examiner soi-même, puis à regarder à nouveau la nature, et ainsi de suite. La démarche se traduit alors par une spirale de perfectionnement des capacités au travers de l’expérience et d’une relation de plus en plus étroite avec les aspects étudiés de la nature. Pour Goethe, c’est là l’activité de la science : « Dans la mesure où il fait usage de ses sens en bonne santé, l’homme lui-même est l’instrument scientifique le plus exact qui soit » (von Goethe, 1995 : 331). Ce sentiment de devoir vivre dans la chose étudiée, de fusionner avec elle, transparaît dans ses écrits.
Ainsi, nous avons un scientifique très conscient du problème des présupposés et des tendances humaines à façonner le monde à sa guise, et qui pourtant reconnaît le rôle des facultés telles que l’imagination et l’intuition dans la compréhension du fonctionnement (ou plutôt de l’être) de la nature. Pour souligner cette énigme apparente, il qualifie l’approche à adopter d' »empirisme délicat ». Il affirme que « il existe un empirisme délicat qui se confond avec l’objet, devenant ainsi une vraie théorie. Mais ce renforcement de nos capacités mentales appartient à une époque hautement évoluée » (von Goethe, 1995 : 307). Cet empirisme délicat est l’Anschauung, dans lequel la contemplation conduit à des intuitions provenant de la nature parce que nous avons mis nos facultés à sa disposition. Une telle mise en valeur nous permettrait peut-être de devenir, l’espace d’un instant, ce que nous étudions, et par exemple de faire l’expérience de la croissance végétative ou même de la photosynthèse. En outre, elle nous permet de faire intervenir dans notre perception le tableau plus vaste des relations et des forces de la nature.
Pour jeter un pont entre l’époque de Goethe et la nôtre, je vais considérer deux exemples distincts. Le premier est le lien entre Goethe et Rudolf Steiner (dont les travaux ont donné l’impulsion à l’agriculture biodynamique). Le second est celui d’une scientifique du vingtième siècle, Barbara McClintock, dont le travail met en évidence à la fois l’attention portée à la nature en évolution et les capacités émotionnelles que l’être humain peut apporter à l’entreprise scientifique.
Goethe, Steiner et l’agriculture biodynamique
Comment Goethe a-t-il influencé l’œuvre de Rudolf Steiner ? Dès son enfance, Rudolf Steiner a affirmé être capable de percevoir le monde suprasensible. En grandissant, il est parvenu à distinguer les perceptions qu’il pouvait partager avec d’autres et celles qui suscitaient de la circonspection. Lorsqu’il était étudiant à Vienne, la mise en équation des théories scientifiques qu’on lui enseignait, comme la théorie ondulatoire de la lumière, avec sa propre façon de percevoir, est devenue un problème ; ce qu’on attendait qu’il apprenne était en contradiction directe avec sa propre perception. Partant de l’intime conviction qu’un examen sans préjugés des phénomènes permettrait de découvrir la vérité et de résoudre ainsi ces contradictions, Steiner entreprend une étude détaillée de la lumière et des couleurs. Le professeur Karl Julius Schröer, qui avait déjà partagé avec Steiner son enthousiasme pour la poésie de Goethe, a pu constater que les idées que cet étudiant développait étaient proches de celles de la Théorie des couleurs de Goethe, et il a attiré l’attention de Steiner sur ce texte. C’est ainsi que commence l’intérêt de Steiner pour les travaux scientifiques de Goethe et l’interprétation qu’il en fera tout au long de sa vie, ce qui lui vaudra d’être chargé de l’édition des écrits scientifiques de Goethe pour la Deutsche National-Literatur (Steiner, 1978). À cette époque, Steiner lisait également Schiller et tirait de lui la notion de différents stades de la conscience. Ensemble, ces idées suggéraient à Steiner que les « limites infranchissables » de la science ne l’étaient que dans un état de conscience ordinaire. Si d’autres états pouvaient être activement développés et mobilisés avec la même rigueur, comme il lui semblait fondamental pour la connaissance, alors une science de la nature incluant le suprasensible pourrait être développée. Pour Steiner, Goethe était celui qui a montré la voie à suivre pour appréhender ce domaine suprasensible, non pas par la clairvoyance naturelle, mais en développant ses propres facultés de compréhension de la nature des phénomènes physiques. Cela signifiait que la voie était ouverte pour que d’autres puissent partager sa façon de voir, et de fait, en travaillant selon la méthode de Goethe, Steiner a pu fonder ses propres perceptions suprasensibles.
On peut bien sûr se demander si Goethe a entrevu le même monde. Certains historiens, comme Karl Fink, voient dans l’œuvre de Steiner sur Goethe une vision unilatérale ou exagérée qui ne correspond pas à l’essentiel de l’œuvre scientifique de Goethe (Fink, 1991). L’œuvre de Steiner a certes développé les idées scientifiques de Goethe, mais elle comportait déjà des caractéristiques telles qu’une richesse vivante et une nette divergence par rapport à l’orthodoxie mécaniste/réductionniste, ainsi qu’une nouvelle méthode de travail. Le travail d’interprétation des œuvres scientifiques de Goethe par Steiner est une source d’inspiration essentielle pour les scientifiques goethéens contemporains, tels que Craig Holdrege (2013), Jochen Bockemühl (1985) et Arthur Zajonc (1998). La science de Goethe, en particulier sa façon d’aborder les phénomènes avec les facultés humaines mobilisées de manière disciplinée et « objective » – une forme de subjectivité encadrée – est soulignée à maintes reprises dans les différents domaines développés à partir de la science de l’esprit de Steiner, appelée anthroposophie, notamment l’éducation Waldorf, la médecine anthroposophique et, bien sûr, l’agriculture biodynamique.
Ainsi, il existe une lignée claire entre Goethe et la biodynamie à travers le travail de Steiner, bien que cette lignée ne soit pas nécessaire. Si Goethe a raison de dire que la meilleure méthode de travail est tirée des phénomènes eux-mêmes, il devrait être possible de tomber sur cette méthode de travail simplement en essayant de travailler avec des plantes entières et toutes nos facultés humaines. Dans cette dernière partie, je voudrais examiner un tel exemple.
La compréhension des organismes chez Barbara McClintock
Le travail de Barbara McClintock sur le maïs dans les années 1940-1950, tel qu’il est présenté dans la biographie d’Evelyn Fox Keller, A Feeling for the Organism (1983), présente de nombreuses caractéristiques d’une approche goethéenne. Sa façon de travailler et sa conception du rôle de la science peuvent toutes deux être qualifiées de goethéennes. La principale similitude, dont elle a si clairement donné l’exemple, était son intention et sa capacité à « apprendre à connaître » l’organisme avec lequel elle travaillait. C’est sur cet aspect de son approche que je vais me concentrer.
La carrière de Barbara McClintock recouvre de nombreux changements dans le domaine de la génétique. Lorsqu’elle a commencé sa vie de scientifique, le maïs était la plante de prédilection pour étudier l’action des gènes. Les couleurs des grains d’un épi de maïs affichent très clairement les caractéristiques génétiques. Ainsi, la culture annuelle de cette plante était considérée comme un choix d’étude évident dans le modèle plus ancien de la recherche en biologie, qui se concentrait encore sur l’organisme entier. Bien que l’étude de la génétique se soit ensuite orientée vers l’étude d’organismes plus simples, avec des modèles théoriques plus rigides sur le comportement des gènes, McClintock a continué à étudier le maïs. Sa détermination à s’en tenir à un organisme complexe et à des modes de recherche plus anciens (1983 : 101) a finalement été récompensée par la reconnaissance générale de son travail : pendant 20 ans, elle a été leader de l’évolution de la génétique jusqu’à la fin des années 1970. En 1983, elle a reçu le prix Nobel pour ses travaux sur la transposition des gènes. Pour illustrer les pressions en jeu dans le monde de la science, l’histoire de McClintock est intéressante. Cependant, son histoire est utilisée ici comme l’exemple d’une personne qui a travaillé avec une plante pendant des décennies et qui a appris à la connaître. Fox Keller pose la question suivante : « Qu’est-ce qui a permis à McClintock de voir plus loin et plus profondément que ses collègues dans les mystères de la génétique ? ». Elle répond à cette question de la manière suivante :
Sa réponse est simple. Elle nous répète sans cesse qu’il faut avoir le temps de chercher, la patience d' »écouter ce que le matériau a à vous dire », l’ouverture d’esprit de « le laisser venir à vous ». Par-dessus tout, il faut avoir « un feeling pour l’organisme ».
Fox Keller (1983 : 198)
Le travail de McClintock consistait à examiner les chromosomes au microscope, mais ses déplacements sur le terrain pour recueillir les épis à analyser lui permettaient de « deviner » ce que leur examen ultérieur montrerait. Elle est devenue experte pour « voir » dans la plante ce que l’examen microscopique révélerait plus tard. Le type de vision qu’elle décrit n’est pas totalement conscient :
C’est fait avec une confiance totale, une compréhension totale. Je comprenais chaque plante. Sans être capable de savoir ce que j’intégrais, je comprenais le phénotype.
Fox Keller (1983 : 103)
On pourrait suggérer qu’elle était, par son engagement avec la plante, en train de « développer de nouveaux organes de perception ». Les expériences de McClintock avec le maïs démontrent l’idéal d’un engagement réel avec le phénomène : ne pas s’engager seulement avec le produit final sur la paillasse, mais avec l’organisme vivant dans son contexte à travers son cycle complet, un grand nombre de fois.
Son habileté avec cette plante peut également être considérée comme un entraînement de ses capacités d’observation en général. Une fois qu’elle a su qu’elle pouvait faire confiance aux éclairs d’intuition, elle a pu appliquer ses capacités à un nouveau problème. En 1944, elle a aidé un collègue en travaillant pendant quelque temps sur une moisissure (Neurospora) dont les chromosomes étaient si petits qu’ils n’avaient pas pu être identifiés individuellement. Une fois à l’aise avec ce nouvel organisme, McClintock a pu travailler avec lui, et son récit, rapporté par Fox Keller, est révélateur en ce qui concerne la vie dans cet organisme. Elle a dit :
J’ai découvert que plus je travaillais avec eux, plus ils devenaient grands, et quand je travaillais vraiment avec eux, je n’étais pas à l’extérieur, j’étais en bas. Je faisais partie du système. J’étais en bas avec eux, et tout est devenu grand. J’étais même capable de voir les parties internes des chromosomes – en fait, tout était là. Cela m’a surpris parce que j’avais vraiment l’impression d’être en bas et que c’était mes amis.
Fox Keller (1983 : 117)
Une fois connectée au nouvel organisme de cette manière, elle pouvait reconnaître et suivre le développement des chromosomes à travers le cycle méiotique.
Cependant, les compétences de McClintock en tant que scientifique, bien qu’elles aient été finalement confirmées par des résultats corroborés par d’autres, ont parfois été mises en doute. Elle travaillait à contre-courant de l’évolution de la génétique et était considérée comme une excentrique. Si nous examinons sa vision de la science en général, il est possible de trouver d’autres résonances avec l’approche de Goethe. Je présenterai brièvement cinq points qui montrent une concordance de leurs approches de la science et qui pourraient expliquer pourquoi le « sentiment pour l’organisme » de McClintock semble « goethéen ». Ces points sont les suivants :
- La reconnaissance des modèles en tant que modèles : McClintock était réfractaire à ce qu’elle considérait comme des dogmes en génétique. En voici quelques exemples : l’intégrité des gènes ; l’utilité des bactériophages parce qu’ils sont simples et que l’on peut transposer les propriétés découvertes à des organismes complexes ; l’incapacité de l’environnement à affecter le génome. Elle avait une profonde méfiance à l’égard des modèles théoriques lorsqu’ils sont utilisés comme autre chose que, comme dirait Goethe, un échafaudage temporaire. Comme l’explique Fox Keller :
Pour McClintock, c’est ce qu’elle appelait les « hypothèses tacites » – une adhésion explicite aux modèles qui empêche les gens de regarder les données avec un esprit neuf. Ces hypothèses tacites imposent des limites inconscientes entre ce qui est pensable et ce qui ne l’est pas. Même les manquements flagrants à la logique deviennent invisibles : « Ils ne savaient pas qu’ils étaient liés à un modèle et vous ne pouviez pas leur montrer ».
Fox Keller (1983 : 178)
- Ouverture d’esprit : Non seulement McClintock était ouverte à l’organisme en tant que partie intégrante de sa pratique, mais elle préconisait également une approche plus ouverte aux autres idées comme une nécessité pour la science. Ceci est particulièrement clair lors du rejet par ses collègues d’une présentation sur la perception extrasensorielle. Elle a déclaré : « S’ils étaient aussi ignorants que moi sur le sujet, ils n’avaient aucune raison de se plaindre » (1983 : 202).
- Prendre en compte les organismes entiers : L’holisme de son approche est visible dans la façon dont elle professait un fort sentiment d’unité de toute la nature. Sur le plan pratique, dans son travail avec le cycle complet de la plante, son engagement dans un processus continu est perceptible. Elle estime que c’est un aspect important de la science que d’avoir une vue d’ensemble. « Fondamentalement, tout est un. Il n’y a aucun moyen de tracer une ligne entre les choses. Ce que nous faisons [normalement] est de faire ces subdivisions, mais elles ne sont pas réelles » (1983 : 204).
- S’engager émotionnellement dans les phénomènes : L’ouverture à l’organisme qu’elle cultivait dépendait en partie d’un engagement émotionnel avec son objet d’étude, mais aussi d’une distanciation de soi. La rigueur de son travail semble provenir d’un respect pour l’organisme étudié plutôt que d’une distanciation idéalisée des aspects « moins objectifs » du scientifique. En ce qui concerne les moments créatifs de sa vie, les flashs intuitifs, McClintock explique qu’ils sont le résultat d’une intensité émotionnelle et d’un abandon de soi. C’est comme si « je ne suis pas là ». Fox Keller rapporte le récit suivant de cette expérience :
Sous ces arbres, elle a trouvé un banc où elle pouvait s’asseoir et réfléchir. Elle s’est assise pendant une demi-heure. « Soudain, je me suis levée d’un bond, j’avais hâte de retourner au laboratoire. Je savais que j’allais résoudre le problème »… Elle ne sait pas vraiment ce qu’elle a fait en s’asseyant sous ces arbres. Elle se souvient qu’elle a « laissé couler un peu de larmes », mais surtout, « j’ai dû faire cette réflexion subconsciente très intense. Et soudain, j’ai su que tout allait bien se passer ».
Fox Keller (1983 : 115)
- Mettre du processus dans l’observation d’un système statique : Sa compréhension du maïs a été facilitée par son approche globale de l’organisme en développement et en croissance. Le fait de considérer les choses comme un processus plutôt que comme des résultats figés a peut-être contribué à sa capacité à percevoir les processus génétiques comme dynamiques, comme de la vie en devenir, plutôt que comme des mécanismes. Fox Keller raconte comment elle a observé le cycle méiotique de Neurospora. Sa description de ce qu’elle avait vu 35 ans plus tôt a encore aujourd’hui une qualité narrative vivante. Il est facile d’oublier qu’elle a dû reconstruire le processus à partir de diapositives distinctes, qu’elle ne l’a pas vu se dérouler « en direct » (1983 : 115).
Ces cinq points imbriqués démontrent à quel point l’approche scientifique de McClintock et sa façon d’explorer les phénomènes partagent quelque chose de l’approche goethéenne sans qu’il y ait, pour autant que l’on sache, de filiation directe. Elle essayait simplement de comprendre l’organisme et ne suivait pas les tendances de la science qui, à ses yeux, semblaient l’entraver.
Conclusion
Nous avons vu dans les sections précédentes que Goethe était capable de combiner l’observation minutieuse des aspects perceptibles d’un phénomène avec les aspects suprasensibles révélés par l’usage savant des facultés imaginatives et intuitives, elles-mêmes nourries par le phénomène perceptible. D’un point de vue historique, cette approche est importante car elle permet d’éviter les erreurs des deux approches contradictoires qui alimentaient la science de son époque : le vitalisme et l’approche mécaniste. Pour Goethe, le vitalisme abandonne le pouvoir d’auto-génération des organismes et de la nature elle-même à une vague idée mystique d’une force libre et constitue par conséquent une sorte de mystère opaque, tandis que l’approche mécaniste ignore la complexité des relations entremêlées dans la nature et nie le pouvoir de génération des organismes dans toute sa majesté. La science, telle qu’elle s’est développée à partir du dix-huitième et au dix-neuvième siècle, a rejeté le vitalisme et a embrassé le mécanisme avec enthousiasme. Elle n’a pas tenu compte du fait que d’autres options étaient possibles.
Pour résoudre les problèmes auxquels nous sommes confrontés au XXIe siècle, nous avons besoin d’une façon de travailler avec la nature, une façon qui ne la détruise pas ou ne la remplace pas par des imaginaires limités. L’approche de Goethe et de ceux qui ont continué à développer ses idées et à appliquer la méthode de travail qu’il a suggérée pourrait avoir beaucoup à offrir. Dans un prochain article, je définirai cette méthode et la façon dont on peut examiner un phénomène pour développer de « nouveaux organes de perception », de sorte que nous pourrions avoir recours à l' »empirisme délicat » comme approche pratique de la recherche, dans le cadre d’une variante plus globale de l’agroécologie.
Références
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A propos de l’auteur
Isis Brook a obtenu un doctorat en science goethéenne après avoir suivi une formation auprès du Life Science Trust au Royaume-Uni au début des années 1990. Elle a été professeur d’université pendant plus de 25 ans, enseignant principalement la philosophie de l’environnement et l’esthétique, et est l’auteur de nombreux articles de recherche dans ces domaines. Son dernier poste était au Crossfelds Institute, au Royaume-Uni, où elle a participé à la conception et à l’enseignement du programme de master innovant « Researching Holistic Approaches to Agroecology ». Isis est maintenant semi-retraitée et, en tant que chercheuse associée, elle continue d’écrire sur la phénoménologie, les plantes, les paysages et l’approche de la nature de Goethe. Cependant, elle passe désormais l’essentiel de son temps dans son jardin.
- Le vitalisme a différentes versions, tant anciennes que modernes, mais à l’époque de Goethe, il se caractérisait par la croyance que les entités organiques étaient imprégnées d’une force vitale ou d’un esprit mystique imperceptible. Il a gagné en popularité en tant que rempart contre les vues purement mécanistes.
- Agnes Arber, botaniste et philosophe/historienne de la biologie du XXe siècle, a interprété avec perspicacité l’œuvre scientifique de Goethe.