
Nous avons le plaisir de présenter ici un travail de recherche important et inédit, pour la première fois en langue française. En 2018, la publication du livre Eco-alchemy : l’Anthroposophie, l’Histoire et l’Avenir de l’Environnementalisme révèle au public les liens profonds et peu connus qui relie le mouvement spiritualiste de l’anthroposophie avec le développement de la mouvance écologiste et environnementaliste aux États-Unis.
À propos du livre

Depuis près d’un siècle, le mouvement anthroposophique mondial a été un catalyseur de l’activisme environnemental, contribuant à donner vie à de nombreuses pratiques écologiques modernes telles que l’agriculture biologique, le mouvement des CSA (Community Supported Agriculture, AMAP en français) et la finance éthique. Pourtant, la pratique spirituelle de l’anthroposophie reste inconnue de la plupart des écologistes. Eco-Alchimie est une étude historique et ethnographique du mouvement écologiste qui révèle pour la première fois les influences profondes de l’anthroposophie et de son fondateur, Rudolf Steiner, dont la vision holistique du monde, enracinée dans la spiritualité ésotérique, a inspiré le mouvement. Dan McKanan montre que l’environnementalisme est lui-même un écosystème complexe et qui ne serait pas aussi diversifié ni aussi subversif sans les contributions de l’anthroposophie.
À propos de l’auteur
Dan McKanan est maître de conférences émérite à la Harvard Divinity School et l’auteur de plusieurs ouvrages sur la religion et la transformation sociale, dont Touching the World : Christian Communities Transforming Society et Prophetic Encounters : Religion and the American Radical Tradition.
Les Racines

La graine de la biodynamie a été l’une des dernières plantées par Rudolf Steiner de son vivant : il est mort neuf mois après avoir présenté le Cours aux agriculteurs. Mais cette graine s’est enracinée profondément et largement. En 1930, la biodynamie était pratiquée sur quatre continents ; en 1940, elle faisait partie d’un mouvement mondial connu sous le nom d’ « agriculture biologique ». Bien que la biodynamie ait été la composante la plus précoce et la mieux organisée de ce mouvement, elle n’a certainement pas été la cause unique de l’émergence de l’agriculture biologique. Les pionniers de l’agriculture biologique ont insisté sur le fait que la santé des sols ne pouvait se réduire à l’azote, au phosphore et au potassium, mais qu’elle dépendait d’innombrables facteurs interdépendants. Le mouvement de l’agriculture biologique a puisé sa force dans des sources aussi variées que les techniques de compostage, les idéaux spirituels, les connaissances scientifiques, les théories économiques et les amitiés entre les agriculteurs. La biodynamie a contribué à cet écosystème émergent à tous les niveaux.
Trois groupes distincts de personnes ont diffusé l’impulsion biodynamique. Au départ, la diffusion de la biodynamie a été assurée par des personnes engagés dans la pratique de l’anthroposophie, qui ont formulé leur message de manière à le rendre accessible à une communauté plus large de personnes soucieuses d’une agriculture respectueuse de l’environnement. Je qualifie ces personnes d’« évangélistes ». D’autres personnes, que j’appelle « traducteurs », étaient bien informées mais moins engagées dans l’anthroposophie, que j’appelle « traducteurs » Elles ont appris à exprimer les idées centrales de la biodynamie dans un langage non anthroposophique, rendant ces idées accessibles à des personnes qui auraient pu être hostiles à d’autres aspects de l’anthroposophie. Enfin, il y avait de nombreux « alliés », dont le chemin vers le mouvement biologique n’avait rien à voir avec l’anthroposophie, mais qui ont accueilli les évangélistes et les traducteurs comme des partenaires d’une cause commune. Ce chapitre mettra en lumière plusieurs personnes de chaque catégorie. Le mouvement biologique a été façonné, entre autres, par l’évangéliste Ehrenfried Pfeiffer, le traducteur Lord Northbourne et les alliés Eve Balfour et J. I. Rodale. Une génération plus tard, il porte ses fruits dans un mouvement anti-pesticide initié par les évangélistes Marjorie Spock, Polly Richards et leur partenaire Rachel Carson. Des constellations similaires d’évangélistes, de traducteurs et d’alliés continuent aujourd’hui encore à façonner le mouvement écologiste.
Les premiers évangélistes
Les personnes qui ont suivi Le Cours aux agriculteurs ont été les premiers évangélistes de la biodynamie. Ils se trouvaient dans une situation différente de celle de leurs collègues du mouvement des écoles Waldorf : alors que Steiner avait personnellement formé les premiers enseignants et donné des centaines de conférences sur l’éducation, les huit conférences du Cours aux agriculteurs constituaient l’essentiel de son enseignement sur l’agriculture. Soixante des 111 participants au Cours se sont regroupées au sein du Cercle Expérimental Agricole (Landwirtschaftlichen Versuchsrings), qui s’est donné pour tâche d’approfondir les indications de Steiner par leur propre expérimentation et de déterminer ensuite comment rendre l’enseignement de Steiner accessible au public.1
Deux conseils de Steiner ont façonné la finalité du Cercle Expérimental. Tout d’abord, le Cercle mis un point d’honneur pour que les agriculteurs jouent un rôle de premier plan dans la recherche et la diffusion de la biodynamie. Le comte Keyserlingk, qui était responsable de domaines totalisant 7 500 hectares en Silésie, a joué un rôle de premier plan, de même que Rudolf von Koschützki (peut-être le premier agriculteur biodynamique à devenir prêtre dans la Communauté des Chrétiens2) et Ernst Stegemann, qui gérait une ferme de 175 hectares au cloître de Marienstein, près de Göttingen.3 Par la suite, c’est le jeune Erhard Bartsch qui a pris les rennes du Cercle Expérimental.

La deuxième conseil de Steiner était que les chercheurs anthroposophes ne pourraient pas développer une alternative convaincante à la science matérialiste s’ils n’étaient pas initiés eux-mêmes aux méthodes matérialistes. Lili Kolisko, laborantine dans un hôpital, qui avait rencontré Rudolf Steiner en 1914, fut l’une des premières à relever ce défi du Cours aux agriculteurs. Kolisko espérait renforcer les bases théoriques de l’homéopathie en observant les effets de quantités infinitésimales de diverses substances, et lorsque le Cercle Expérimental fut créé, elle demanda à en être membre honoraire. « Bien sûr ! aurait répondu Steiner. Tout ce que vous aurez à faire, c’est de travailler! »4 Steiner lui avait dit que les forces planétaires agissaient sur les substances à l’état liquide. Elle dissout donc des sels minéraux dans de l’eau, trempe du papier dans la solution et étudie les images qui se forment.5 Cette méthode, qu’elle appelle la dynamolyse capillaire, est la première des méthodes dites « morphogénétiques » qui utilisent l’observation qualitative (plutôt que simplement quantitative) pour discerner les forces éthériques et les autres forces spirituelles décrites par Steiner. Kolisko a également commencé à suivre les effets des cycles lunaires sur la croissance des plantes, en comparant des plantations séparées de quelques jours seulement, travail qui a finalement été prolongé par Maria Thun. Dans ses écrits, Kolisko mettait l’accent sur les dimensions spirituelles de la recherche scientifique, affirmant que « si nous apprenons à comprendre la matière dans toute sa profondeur, alors nous verrons l’Esprit briller et scintiller dans les choses apparemment les plus vides et les plus dépourvues de sens »6.
Un autre chercheur est Ehrenfried Pfeiffer, qui a terminé ses études de chimie à l’Université de Bâle juste avant le Cours aux agriculteurs. Steiner lui avait conseillé de suivre ces cours, expliquant que « vous devez vous familiariser avec les sciences modernes afin de pouvoir réfuter le matérialisme avec ses propres armes ». Il demanda à Pfeiffer de tenir un carnet à double entrée, répertoriant les phénomènes avec, d’un côté, leurs explications scientifiques classiques, et de l’autre leurs explications spirituelles. Pfeiffer a créé le laboratoire du Goetheanum en collaboration avec Günther Wachsmuth, qui a dirigé la Section des Sciences Naturelles du Goetheanum de 1923 à 1963.7 L’un des premiers résultats du laboratoire a été le développement d’une nouvelle méthode morphogénétique, la « cristallisation sensible », qui a permis d’observer la façon dont la matière vivante affecte la formation de cristaux dans les sels chimiques. Pfeiffer et sa collaboratrice Erika Sabarth pensaient que, bien que les forces éthériques ne soient pas directement observables, il pouvait exister des substances matérielles suffisamment sensibles pour révéler leurs effets. Interrogé sur cette possibilité, Steiner avait promis à Pfeiffer qu’il serait « surpris » par les résultats, et Pfeiffer et Sabarth découvrirent que lorsqu’ils ajoutaient des extraits végétaux ou animaux à une solution de chlorure de cuivre versée sur une lame de verre, celle-ci cristallisait selon des motifs distincts : « une formation finement ramifiée » pour l’iris, une forme délicatement arrondie pour le nénuphar, un « arrangement concentrique piquant » pour l’agave. Les différences n’étant pas quantifiables, les chercheurs ont exercé leur sens de l’observation pour remarquer les différences qualitatives. Des expériences ultérieures ont suggéré que les forces éthériques augmentaient et diminuaient au cours de la journée. Alors que le sang de chaque espèce animale révèle un schéma commun, chaque individu humain a son propre schéma. Pfeiffer y vit la confirmation des commentaires de Steiner sur les « âmes de groupe » des animaux et que chez l’homme seul, les forces éthériques et astrales sont guidées par un « ego » global8.
Pfeiffer et Sabarth se sont rapidement rendu compte que la cristallisation sensible pouvait être appliquée à l’agriculture biodynamique et à la médecine anthroposophique. Ils ont constaté que les cultures biodynamiques présentaient des images de cristallisation plus ordonnées que celles qui étaient cultivées avec des engrais chimiques. L’ajout des préparations biodynamiques aux échantillons permettait d’obtenir une cristallisation plus ordonnée.9 Cela semblait confirmer l’affirmation, faite par la suite par de nombreux agriculteurs biologiques, selon laquelle les fruits de l’agriculture chimique sont moins vivants que les fruits de l’agriculture biologique. Dans le contexte médical, Pfeiffer a appliqué la méthode de cristallisation au diagnostic du cancer, jetant un pont vers d’autres traditions qui espéraient libérer la science des présupposés matérialistes. Une école de médecine homéopathique de Philadelphie a décerné à Pfeiffer un doctorat honorifique, probablement parce que ses recherches ont validé le principe homéopathique selon lequel les médicaments peuvent être porteurs de forces curatives même lorsqu’ils sont tellement dilués qu’il ne reste plus un atome de substance.10 De manière plus ambitieuse, Günther Wachsmuth a associé Pfeiffer à Albert Einstein et Alfred North Whitehead, suggérant que tous trois s’affranchissaient des frontières entre « les processus de la vie organique et les fonctions mentales » d’une part et « les processus chimico-physiques autodéterminés dans ce qu’on appelle la matière » d’autre part.11
Pfeiffer n’était pas du genre à limiter ses recherches au laboratoire. Quelques années après Le Cours aux agriculteurs, il a été invité à gérer la ferme Loverendale (230 hectares) aux Pays-Bas, où il a mis en place un réseau d’initiatives comprenant un jardin maraîcher, un moulin et une boulangerie, un réseau de distribution pour apporter les produits de la ferme aux consommateurs urbains, un magazine et un centre de formation. Il a effectué des comparaisons expérimentales entre des champs cultivés de manière biodynamique et conventionnelle, accumulant des preuves qu’il a présentées au monde entier à la fin des années 1930. Ces expériences l’ont préparé à devenir le premier évangéliste de la biodynamie.12
Rapidement, le Cercle Expérimental Agricole prit une envergure mondiale. Il organisa régulièrement des conférences au cours de la seconde moitié des années 1920, en les annonçant dans des bulletins anthroposophiques.13 En 1925, le Goetheanum publia le texte du Cours aux agriculteurs, le mettant à la disposition des membres du Cercle disposés à signer un accord de confidentialité. La confidentialité reflétait à la fois le principe ésotérique selon lequel les conférences de Steiner ne pouvaient être correctement comprises que par ceux qui étaient formés à l’anthroposophie, et la crainte de Steiner que le Cours aux agriculteurs ne soit ridiculisé s’il n’était pas validé par les résultats pratiques des agriculteurs. Cependant, la question a suscité des controverses : Keyserlingk a insisté sur la politique de confidentialité malgré les objections de von Koschützki et d’autres membres du Cercle.14 En utilisant les archives des accords de confidentialité conservés au Goetheanum, John Paull a déterminé que les 432 exemplaires initiaux du Cours ont été envoyés à des adresses en Grande-Bretagne, au Canada, au Danemark, en France, en Allemagne, aux Pays-Bas, en Pologne, en Espagne, en Suisse et aux États-Unis. Un exemplaire envoyé à la première ferme biodynamique en Angleterre a été traduit par George Kaufmann en 1928 et, en 1930, des copies de cette traduction avaient été envoyées en Australie, en Nouvelle-Zélande et en Afrique du Sud, ainsi qu’aux États-Unis et au Royaume-Uni.15
Trois ans après Le Cours aux agriculteurs, les agriculteurs sont prêts à partager les résultats de leurs recherches au Goetheanum. Rudolf von Koschützki a commencé son rapport en expliquant que les subtilités des préparations biodynamiques nécessitaient un délai de trois ans : « Une plante a besoin d’un an pour se développer. Sa transformation en substance vivifiante purificatrice de l’âme prend au moins une autre année ; et une troisième année est nécessaire pour que les cultures traitées avec cette substance arrivent à maturité. » Il a également noté le contraste entre la recherche sur le terrain des agriculteurs et la recherche spirituelle que Steiner avait utilisée pour préparer Le Cours aux agriculteurs : « pas un seul des nouveaux enseignements donnés par Rudolf Steiner aux agriculteurs n’aurait pu être déduit sans la science de l’esprit. » Seuls les paysans qui avaient fait personnellement l’expérience de la vérité spirituelle de l’anthroposophie étaient prêts à suivre les indications de Steiner en matière d’agriculture. Les essais sur le terrain ont confirmé l’étude en laboratoire de Kolisko sur les substances hautement diluées. Les préparations ont provoqué des « changements étonnants » dans la croissance des plantes, ralentissant leur processus de maturation mais les renforçant finalement, de sorte que la récolte était quantitativement égale à celle de l’agriculture conventionnelle. Les aliments produits selon la méthode Steiner sont « plus savoureux, plus nourrissants et plus digestes ». Ils étaient mieux notés par les boulangers et un test a montré que des rats privés de vitamines survivraient si on leur donnait un demi-gramme de « blé traité biologiquement », mais qu’ils mourraient si on leur donnait du blé conventionnel.16
Il a également fallu trois ans pour que le nom de la méthode agricole de Steiner mûrisse : à partir de 1927, Pfeiffer l’a appelée « méthodes biologiques-dynamiques du Dr Steiner ».17 A cette époque, les agriculteurs biodynamiques luttaient non seulement contre les principes abstraits de la science conventionnelle, mais aussi contre le marketing agressif des engrais chimiques. En 1928, Erhard Bartsch a observé que « partout, nous voyons des pancartes appelant à l’application d’engrais azotés, phosphorés et potassiques ». Il a apprécié qu’un graffeur ait griffonné « Luc 14:34-35 » en réponse à la question de Jésus : « Si le sel a perdu sa saveur, avec quoi l’assaisonnera-t-on ? » Bartsch affirmait que l’utilisation généralisée des engrais artificiels provoquait une baisse catastrophique de la fertilité des sols, confirmant les craintes d’un « vieux paysan » qui avait prévenu que « les engrais artificiels feront des pères riches et des fils pauvres ». Bartsch a souligné que la différence de la biodynamie était qu’elle ajoutait des « forces » plutôt que des « substances » au sol : « Nous n’ajoutons pas d’azote, de phosphore, de potasse et de chaux au sol en quantités matérielles, mais nos différentes préparations déclenchent les processus naturels de l’azote, du phosphore et de la potasse, la plante est ainsi en mesure de construire elle-même, par une alchimie cachée, tous les facteurs nécessaires à la vie.»18
Les rapports du Cercle Expérimental sont accueillis favorablement par les étudiants en anthroposophie, qui ont des points de vue écologistes très diversifiés. En 1927, une « paysanne à l’esprit ouvert » écrivit au bulletin du Goetheanum pour exprimer sa consternation face aux méthodes de lutte contre les inondations utilisées sur le Mississippi et face à la construction du canal de Panama. Comparant la libre circulation de l’eau à « la circulation du sang », elle écrit que « c’est une vaine présomption que d’ériger arbitrairement ces barrages ».19 Alfred Usteri décrit des cas de dommages aux forêts et aux cultures apparemment causés par des usines d’aluminium, spéculant sur le fait que les causes pourraient être éthériques plutôt que physiques. La recherche spirituelle, espérait-il, pourrait aider à créer un mouvement visant à limiter les usines et à interdire « les produits qui sont soit sans valeur, soit une véritable nuisance publique : gaz toxiques, grenades, explosifs ». Usteri fait l’éloge des paysans autrichiens et tibétains qui ont détruit des émetteurs radio dont ils pensaient qu’ils pouvaient nuire à leurs récoltes. Les scientifiques n’y ont peut-être pas prêtés attention, mais « ce que les scientifiques peuvent penser des événements immédiats n’a pas d’importance pour le véritable processus mondial »20. Le scepticisme anthroposophique à l’égard de la science matérialiste a donc ouvert la voie à des préoccupations concernant les conséquences involontaires des nouvelles technologies.
À côté du Cercle Expérimental, il existe un groupe moins structuré, l’Association des Agriculteurs (Gemeinschaft der Landwirte). Il s’agit de « valoriser les produits […] et de ne pas les laisser s’engloutir dans le marché général », ce qui permet de faire connaître leur qualité supérieure. Au début de l’année 1927, les agriculteurs avaient loué un moulin, s’étaient associés à un boulanger de Hanovre et avaient commencé à utiliser le nom « Demeter » comme symbole commun, avant même que le terme biodynamique ne soit inventé.21 La demande a dépassé l’offre, si bien qu’à la fin de l’année, ils cherchaient activement à acquérir de nouvelles terres.22 En 1928, le groupe a ouvert la voie à une forme de certification biologique en définissant des normes de contrôle de la qualité et, en 1932, un « Demeter-Wirtschaftsverbund » officiel a été fondé.23 Quarante ans plus tard, les partisans de la certification biologique au Royaume-Uni peuvent donc considérer Demeter comme un modèle concurrent bien établi.24
La diffusion mondiale de la biodynamie
La biodynamie s’est répandue rapidement parce que l’anthroposophie elle-même était un mouvement mondial, avec une sensibilité cosmopolite et des adeptes sur plusieurs continents. De son vivant, Steiner avait donné des conférences sur la pédagogie Waldorf en Allemagne, en Suisse, aux Pays-Bas, en Grande-Bretagne et en Norvège ; en 1930, des écoles Waldorf étaient présentes dans tous ces pays ainsi qu’en Autriche, en Hongrie, au Portugal et aux États-Unis.25 Des branches nationales de la Société Anthroposophique existaient en Belgique, au Danemark, en Allemagne, en Finlande, en France, en Grande-Bretagne, aux Pays-Bas, en Norvège, en Autriche, en Suède, en Suisse et aux États-Unis.26
Aux États-Unis, la biodynamie s’est enracinée dans les centres de recherche anthroposophique, s’insérant dans des activités culturelles. La première personne à effectuer des préparations biodynamiques aux États-Unis fut Henry Hagens, qui le fit pour son propre jardin et ceux de ses voisins à Princeton, New Jersey.27 Des proches de la communauté Threefold à Spring Valley, New York, ont eu beaucoup d’influence. La communauté Threefold est née du travail du journaliste Ralph Courtney, qui avait rencontré l’anthroposophie alors qu’il était correspondant à Paris pour le New York Herald Tribune. Inspiré par l’idée de Steiner d’un « Threefold Commonwealth » (qu’il interprétait comme une alternative libertaire au grand gouvernement), il est rentré chez lui pour diffuser cette théorie. Il persuada plusieurs jeunes membres de la Société Anthroposophique de New York, dont une héritière et étudiante en art nommée Charlotte Parker, de créer une coopérative ménagère « comme premier pas vers une association de producteurs et de consommateurs ». Ils ajoutèrent bientôt un restaurant végétarien, le Threefold Restaurant, situé près de Carnegie Hall. (Un des premiers participants a déclaré que les clients pouvaient être impressionnés par une « serveuse consciencieuse », puis voir cette même serveuse se produire lors d’un concert avec ses « doigts […] encore tachés par les betteraves rouges que Charlotte insistait pour éplucher juste avant de les servir »).28
Un restaurant nécessite un approvisionnement en nourriture et, en 1926, Parker achète une ferme dans la banlieue de Spring Valley. Elise Stolting et Gladys Barnett voyagent en Europe, où elles étudient dans deux des domaines gérés par Keyserlingk. À leur retour, à l’automne 1927, elles achètent des abeilles, une vache et créent un tas de compost. Un agriculteur plus expérimenté, Paul Stromenger, arrive plus tard en 1928. En 1933, la ferme Threefold a accueilli une université d’été qui a amené Pfeiffer aux États-Unis pour la première fois. Il visita également la ferme de Minerva Brooks à Kansas City, ce qui amena Melrose Pitman, ami de Brooks, et Evelyn Speiden, étudiante de Pitman, dans la mouvance de Threefold. Speiden fit son propre voyage éducatif à Dornach cet hiver-là, où elle apprit à tester les influences agricoles des phases de la lune en faisant germer quarante graines de blé chaque jour et en notant leur croissance au cours des trois semaines suivantes.29
L’organisation d’un mouvement biodynamique en Grande-Bretagne a été encore plus rapide qu’aux Etats-Unis. La BioDynamic Association du Royaume-Uni a été créée en 1938. En 1939, elle comptait 111 membres, dont environ la moitié étaient des agriculteurs ou des jardiniers, et une publication semestrielle (commencée en 1935) intitulée « News Sheet of the Bio-Dynamic Method of Agriculture » (Feuille d’information sur la méthode d’agriculture biodynamique).30
La biodynamie a également trouvé un terrain fertile pour son développement dans les pays germanophones. Les premières années de la biodynamie ont coïncidé avec la montée du nazisme en Allemagne, ce qui a eu des conséquences complexes. Au lendemain de la Première Guerre mondiale, Steiner s’était fait des ennemis à gauche comme à droite, car sa théorie de la tripartition sociale n’entrait pas dans les catégories politiques conventionnelles. De nombreux anthroposophes tenaient les partisans d’Adolf Hitler responsables de l’incendie du premier Goetheanum et d’une tentative d’assassinat contre Steiner lui-même. De nombreux nazis considéraient l’anthroposophie (ainsi que la théosophie et la franc-maçonnerie) comme un mouvement cosmopolite et occulte contraire au nationalisme allemand ; dans un article de 1921, Hitler qualifiait Steiner d’ami des Juifs et la théorie de la tripartition sociale « l’une des nombreuses méthodes totalement juives pour détruire l’état d’esprit normal du peuple ».31 Le harcèlement des écoles Waldorf par les nazis a commencé en 1933, et la plupart des écoles situées sur le territoire contrôlé par les nazis ont été fermées entre 1936 et 1941. (L’émigration des enseignants qui en résulta contribua à la diffusion de la pédagogie Waldorf et d’autres initiatives anthroposophiques dans le reste du monde)32. Le travail anthroposophique avec les handicapés fut également réprimé, à la fois en raison de l’hostilité des nazis à l’égard des personnes handicapées et parce que de nombreuses acteurs clés (notamment les fondateurs ultérieurs du mouvement Camphill) étaient d’origine juive.
La Société Anthroposophique en Allemagne fut dissoute en novembre 1935, mais le mouvement répondit à cette attaque de manière servile : le comité directeur de la société internationale écrivit une lettre à Hitler pour protester contre cette décision, au motif que la société « n’a jamais été en relation ou en contact avec des cercles francs-maçons, pacifistes ou juifs » ; que Rudolf Steiner était de pure souche aryenne ; et que les initiatives anthroposophiques à l’étranger servent « de représentant précieux et actif de la vie intellectuelle allemande ».33 Tout au long des années 1930, le mouvement anthroposophique a eu des alliés au sein de la structure du pouvoir nazi, en particulier Rudolf Hess, adjoint d’Hitler, qui limita les effets de la politique officielle du gouvernement. Après la fuite de Hess en Angleterre en mai 1941, le régime nazi a supprimé les groupes « occultes » de manière plus systématique, et même les fervents collaborationnistes ont été soumis à des interrogatoires et à des arrestations par la Gestapo.
Dans cette situation complexe, la biodynamie a bénéficié d’un traitement plus favorable que d’autres initiatives anthroposophiques. L’idéologie nazie était généralement favorable aux communautés paysannes, au motif que les paysans possédaient des vertus qui faisaient défaut au prolétariat urbain. Plusieurs dirigeants nazis recherchèrent activement des alliances avec le mouvement biodynamique, notamment le secrétaire à l’agriculture Richard Walther Darré. La soi-disant aile verte du parti défendait l’idéologie du « sang et du sol » qui liait la pureté raciale aryenne aux caractéristiques uniques du sol allemand. Les pratiques biodynamiques, qui traitent chaque ferme comme un organisme autonome, les séduisent. Bien que Steiner ait enseigné que le Christ avait surmonté toutes les différences raciales lorsque son sang s’était uni au sol du Golgotha, l’hypothèse commune selon laquelle le sang et le sol peuvent être spirituellement liés a suffi à persuader certains anthroposophes de coopérer avec les nazis. Erhard Bartsch, qui édita la revue Demeter pendant la période nazie, fut un collaborateur enthousiaste. Un jardin biodynamique a été créé au camp de concentration de Dachau. Le soutien officiel direct à la biodynamie a diminué après 1941, mais Heinrich Himmler a continué à promouvoir la recherche agricole en utilisant les préparations biodynamiques.34 A la fin de la guerre, le mouvement biodynamique était affaibli par l’hostilité officielle et entaché par son propre collaborationnisme. En outre, ses plus grandes exploitations se trouvaient dans des territoires dominés par les Soviétiques. Le mouvement allemand est donc contraint de repartir presque entièrement à zéro.

Le développement de la biodynamie a également été marqué par une lutte de pouvoir, qui a atteint son paroxysme en 1935, et qui a fait rage au sein de la Société anthroposophique pendant une dizaine d’années après la mort de Steiner. Au moment de la mort de Steiner, la direction de la société était passée aux cinq autres membres du conseil exécutif ou Vorstand. (Les anglophones utilisent souvent le titre allemand.) Ces cinq membres avaient des points de vue divergents sur leur rôle. Tous étaient d’accord pour partager la direction de la société elle-même, mais ils n’étaient pas d’accord sur la direction de l’École de Science Spirituelle, qui était responsable de la poursuite du travail ésotérique de Steiner, et plus particulièrement sur le rôle d’Ita Wegman, membre du Vorstand. Il n’est pas clair quel type d’autorité Wegman revendiquait pour elle-même, mais trois des autres membres du Vorstand – Marie Steiner, Albert Steffen et Günther Wachsmuth – l’accusaient de se positionner, sur la base de liens karmiques remontant à l’époque d’Alexandre le Grand, comme le successeur ésotérique de Steiner. Le cinquième membre, Elisabeth Vreede, soutenait Wegman et, en 1935, elle et Wegman furent expulsées de la société, ainsi que quarante autres personnes et l’ensemble des branches britannique et néerlandaise du mouvement.35 Ce schisme a ouvert la voie à la collaboration de la société avec le nazisme en éliminant de nombreux membres ethniquement juifs, non-allemands et idéologiquement antifascistes. Ita Wegman, en particulier, avait critiqué à plusieurs reprises l’accommodement anthroposophique du nazisme.36
Cette scission n’aurait guère pu surprendre les observateurs connaissant l’histoire de la théosophie. Tout mouvement spirituel émergent est confronté à une crise à la mort de son fondateur, car il doit traduire l’autorité charismatique de ce dernier en une structure de direction bureaucratique. Pour l’anthroposophie, le défi est exacerbé par au moins quatre facteurs. Tout d’abord, Steiner meurt à 64 ans, plus tôt que prévu et quelques années seulement après avoir procédé à une refonte complète de la société. Deuxièmement, conformément à sa conception de l’anthroposophie en tant que mouvement ésotérique, Steiner a souvent donné des enseignements à des groupes d’étudiants triés sur le volet et a encouragé tous ses étudiants à confronter ses enseignements à leur propre expérience. Si Wegman donnait effectivement le type d’enseignements privés que ses adversaires prétendaient, cela aurait été conforme à l’exemple de Steiner, mais il est également concevable qu’elle revendique un degré d’intuition spirituelle qu’elle ne possède pas. En d’autres termes, les enseignements publics de Steiner n’ont pas aidé les anthroposophes ordinaires à trancher entre les revendications concurrentes de deux factions. Troisièmement, les enseignements de Steiner, y compris sa théorie de la tripartition sociale, mettaient l’accent sur des structures d’autorité décentralisées, telles que la distinction entre la Société et son École de Science de l’Esprit. À long terme, la décentralisation a aidé l’anthroposophie en permettant aux individus d’exercer un leadership charismatique sans se séparer en sociétés indépendantes. Mais à court terme, le manque de transparence sur les limites entre les structures d’autorité a exacerbé le conflit. Enfin, et c’est peut-être le plus important, Steiner est mort dans un contexte d’instabilité et de conflit croissants au sein et entre les nations où vivaient les membres de la Société anthroposophique. Les membres du Vorstand étaient allemands, suisses et hollandais ; d’autres dirigeants importants étaient britanniques, américains et, dans plusieurs cas, d’origine juive. Leurs divergences de vues sur l’arrivée au pouvoir d’Hitler ont sans aucun doute accentué leurs divisions spirituelles.
Les personnes qui voulaient développer la biodynamie dans un contexte international étaient donc obligées de choisir entre la Société et ses branches nationales aliénées. Ehrenfried Pfeiffer, qui a beaucoup travaillé aux Pays-Bas et en Grande-Bretagne, aurait logiquement pu se ranger du côté de ces deux sociétés nationales, tout comme Lili Kolisko. Mais il vouait à Marie Steiner une loyauté indéfectible et chevaleresque. Les Néerlandais et les Britanniques qui ont appris la biodynamie auprès de Pfeiffer se sont trouvés dans une situation encore plus complexe : s’ils avaient été incités à adhérer à la branche locale de l’anthroposophie, ils se seraient trouvés en conflit avec leur mentor. Nombreux sont ceux qui ont fini par se tenir à l’écart des organisations anthroposophiques. Bien que l’acte d’exclusion ait été officiellement annulé à Pâques 1948, la société néerlandaise n’a été pleinement réintégrée qu’en 1960 et la société britannique qu’en 1963. Le travail de réconciliation se poursuit encore aujourd’hui.
L’agriculture et le jardinage bio-dynamiques de Pfeiffer

Malgré les difficultés, les recherches du Cercle Expérimental Agricole se poursuivent sans relâche et, en 1938, les résultats sont prêts à être partagés. Ehrenfried Pfeiffer a publié Bio-Dynamic Farming and Gardening simultanément en allemand, anglais, néerlandais, français et italien.37 Ce texte a été le manuel de référence de la biodynamie pour une génération. Pendant les années de genèse du mouvement biologique, il était accessible au grand public, alors que Le Cours aux agriculteurs de Steiner n’était accessible qu’aux anthroposophes qui avaient accepté de le garder confidentiel. Le livre de Pfeiffer reprenait le contenu du Cours aux agriculteurs, mais son ton était nettement différent.
Comme Steiner, Pfeiffer insiste sur le caractère holistique de l’agriculture. Dans sa préface, il déclare que « tout être humain devrait s’intéresser à la fertilité du sol » et il relie l’agriculture à « tout ce qui a été réalisé par l’esprit humain ». « L’agriculteur, affirmait Pfeiffer, ne doit pas seulement s’occuper de son sol et de ses semences ; il est lié à un ensemble de processus de vie dans son environnement le plus large ». Pfeiffer a fait écho à l’accent mis par Steiner sur l’intégration des plantes et des animaux dans l’agriculture, affirmant catégoriquement qu’ « une ferme sans bétail […] représente une unilatéralité biologique et est contraire à la nature ». Il a consacré un chapitre entier à l’entretien holistique des forêts et a exhorté les jardiniers à appliquer « les lois fondamentales de la forêt » en maintenant « une couverture végétale constante et en encourageant l’interaction mutualiste des organismes ».38
Comme Steiner, Pfeiffer a utilisé le concept d’« organisme » pour exprimer son idéal holistique. Sa description du sol comme un « organisme vivant » a peut-être inspiré d’autres pionniers de l’agriculture biologique à parler de « sol vivant ». Mais Pfeiffer a également appliqué le concept d’« organisme » à la ferme, à l’agriculture et à la terre entière. Ces entités ne contiennent pas seulement de la matière vivante : leurs parties constitutives « s’unissent pour former une unité supérieure ». En fin de compte, Pfeiffer a souligné que « les moyens de régénérer la ferme ne peuvent être trouvés que dans une vision globale de la terre en tant qu’« organisme » , en tant qu’ « entité vivante ». »39 Ce point de vue, qui n’a pas été entièrement repris par d’autres pionniers de l’agriculture biologique, a anticipé l’hypothèse Gaia avancée par James Lovelock des décennies plus tard.
Pfeiffer a également fait écho à l’accent que Steiner mettait sur l’individualité de l’agriculteur. Il reconnaît que l’agriculture biodynamique est plus exigeante en main-d’œuvre et qu’elle dépend d’une ou de plusieurs personnes qui en deviennent « individuellement responsables ». Exprimant sa sympathie pour les expériences de vie auto-suffisante (homesteading) à l’époque de la Grande Dépression, Pfeiffer a suggéré que celles-ci ne pouvaient réussir que si les participants s’engageaient dans une démarche de développement intérieur : « La bonne base n’a été créée que lorsque l’exploitant a une relation intérieure avec son travail, c’est-à-dire lorsqu’il apprend à étudier et à comprendre l’ensemble des processus de vie d’un organisme agricole. Il l’aimera alors , comme on ne peut aimer que ce qui est vivant ».40
Bien que Pfeiffer pensait qu’une agriculture présentant toutes ces caractéristiques était en forte tension avec les tendances modernes, il se positionnait à mi-chemin entre la sagesse paysanne et la recherche scientifique contemporaine. Il a déclaré catégoriquement que « l’instinct » qui guidait les paysans traditionnels « s’est perdu », tandis que « les méthodes de l’agriculture dite “scientifique” » ont semé « l’incertitude » et « conduit à une impasse ».41 Loin d’ignorer complètement la science expérimentale, Pfeiffer – suivant les instructions sinon l’exemple de Steiner – a consacré une grande partie de son livre aux résultats de ses propres essais, y compris une expérience contrôlée dans laquelle la croissance des racines trempées dans de l’eau du robinet et dans des dilutions de chacune des préparations biodynamiques a été soigneusement comparée. Des expériences similaires ont porté sur la santé des bactéries et des vers de terre dans les sols traités et non traités.42 En même temps, Pfeiffer craignait que les expériences testant des « détails minutieux » ne fassent perdre au chercheur « le contact avec la réalité ». Il insiste sur le fait que « la base expérimentale idéale est, en effet, la ferme pratique dans laquelle les résultats sont vérifiés et contrôlés sur une période de plusieurs années ». Seule cette sorte d’expérience « tient compte des effets complets et normaux de la nature, par opposition à une nature déséquilibrée et comprimée ».43
Pfeiffer revient à cette éthique du juste milieu dans un chapitre final qui décrit « la crise agricole » comme « un problème spirituel humain » nécessitant « la création d’une méthode de pensée fondée sur le principe d’un Tout organique ». Face à la perte de la « culture traditionnelle » et à la polarisation croissante « entre l’Orient et l’Occident », il revenait à l’Europe de créer une « nouvelle culture » capable de « percevoir la vie et la croissance comme un Tout organique sur l’ensemble de la Terre ». Pfeiffer précise qu’il s’agit là d’un travail de plusieurs générations, qui ne peut commencer sans une transformation intérieure des agriculteurs eux-mêmes. Leur formation à l’observation minutieuse entraînerait un « lent changement intérieur » qui aboutirait au développement d’un « véritable agriculteur » doté d’un « sentiment éthique de responsabilité à l’égard de cet organisme, le “sol vivant” »44.
Ces mots expriment la continuité entre les conférences de Steiner de 1924 et le livre de Pfeiffer de 1938. Mais le livre de Pfeiffer avait une saveur particulière qui était cohérente avec les autres textes fondateurs de l’agriculture biologique, dont la plupart ont été publiés juste après l’ouvrage de Pfeiffer. Il était résolument pratique, reflétant quatorze années d’expérience de centaines d’agriculteurs. Pfeiffer a inclus des suggestions de rotation des cultures, des plannings de fertilisation et des instructions pour la construction de tas de fumier et de compost. Il s’est également intéressé à la littérature scientifique et militante sur la fertilité des sols qui a émergé dans les années 1930. Le chapitre de Pfeiffer sur « La situation mondiale de l’agriculture » présentait le Dust Bowl nord-américain et le début de la désertification en Chine, voyant dans les pratiques traditionnelles asiatiques de « conservation de l’humus et de travail manuel » le seul moyen de « maintenir une terre dans son état de fertilité originel ».45 Sa bibliographie comprenait une publication précoce d’Albert Howard et des articles scientifiques d’Allemagne, de Grande-Bretagne et des États-Unis.
Peut-être en raison de l’engagement de Pfeiffer auprès des pédologues, sa rhétorique alternait entre le holisme radical de Steiner et un discours plus modéré sur la préservation de l’humus. Même le chapitre sur les « liens plus larges » de la ferme comprenait une affirmation en italique selon laquelle « une bonne fumure est toujours la base de toute agriculture ».46 Le chapitre sur le sol en tant qu’organisme vivant était exclusivement consacré à la science biologique de l’humus. Pfeiffer a attiré l’attention sur le rôle des bactéries et des vers de terre dans la construction du sol sans mentionner l’affirmation de Steiner selon laquelle les divers micro-organismes sont un symptôme d’un sol vivant mais pas sa cause.47 Il a évité le mot cosmique, sauf dans les contextes où il n’impliquait pas de manière évidente une critique de la science matérialiste. Dans un passage, par exemple, il affirme qu’une « quantité importante » de « poussière cosmique et de météorites […] atteint la terre tout au long de l’année », provoquant « un échange continuel de substances […] entre la terre et le cosmos »48.
Certes, Pfeiffer reconnaît l’existence des préparations biodynamiques, qu’il qualifie de « caractéristique essentielle de l’agriculture biodynamique ». Mais alors que Steiner avait fourni des instructions détaillées pour la fabrication des préparations, Pfeiffer n’a donné que des indications minimales sur la manière de les utiliser. Il compare le rôle des préparations à celui de la levure dans le pain, suggérant que Steiner a mis au point « certaines préparations végétales qui induisent le bon type de fermentation ». Il reconnaissait que ces préparations étaient obtenues en enterrant des « herbes médicinales » en « contact étroit avec certaines parties d’un organisme animal », expliquant que « par une sorte d’influence hormonale, la fermentation est guidée dans une direction définie ». En présentant ses données expérimentales sur les préparations, il invoque à nouveau la fermentation plutôt que les principes alchimiques, faisant allusion aux vitamines et aux hormones comme exemples des substances qui agissent à petites doses. Il encourage ses lecteurs à se procurer les préparations auprès des membres du Cercle Expérimental, affirmant que le secret est « observé afin d’empêcher la commercialisation de ces préparations »49.
Les pionniers de l’agriculture biologique qui connaissaient la biodynamie grâce à Pfeiffer, mais qui n’avaient pas accès au Cours aux agriculteurs, n’ont donc pas été confrontés au défi « cosmique » de Steiner dans toute sa radicalité. Néanmoins, la publication du livre de Pfeiffer a marqué une transition importante : un mouvement qui s’était développé dans un secret partiel était maintenant suffisamment mûr pour être partagé publiquement. Simultanément, des individus et des groupes sans lien avec l’anthroposophie développaient leurs propres idées organiques. Lorsque ces personnes se sont rencontrées entre 1938 et 1940, un mouvement global a vu le jour.
Les autres sources de l’agriculture biologique
Le premier courant de l’agriculture biologique non anthroposophique est apparu dans le même milieu culturel que la biodynamie. Le mouvement allemand Lebensreform (réforme de la vie) exhortait les citadins à retourner à la nature par le biais de pratiques telles que le végétarisme, le nudisme et la vie autosuffisante sur la terre. Ses adhérents admiraient Goethe et les Romantiques ; beaucoup avaient des pratiques spirituelles ésotériques ; beaucoup étaient engagés dans la recherche scientifique mais soutenaient des théories rejetées par le courant dominant ; beaucoup promouvaient des théories sociales décentralisées qui dépassaient les catégories habituelles de la gauche et de la droite. À partir de 1922, Friedrich Glanz et Heinrich Krantz ont promu le labour de conservation et le compostage comme des techniques permettant de maintenir la fertilité des sols sans utiliser d’engrais artificiels ou de fumier animal. Un système plus complet d’« agriculture naturelle » a été formulé par Ewald Könemann dans son article de 1925 intitulé « L’agriculture sans animaux » et dans un manuel en trois volumes publié à partir de 1931. En 1925 également, Walter Rudolf fonde la principale revue du mouvement, Bebauet die Erde. Deux ans plus tard, l’Association pour l’Agriculture Naturelle et le retour à la terre (Arbeitsgemeinschaft Natürlicher Landbau und Siedlung) est créée. En 1928 et 1933, la revue a publié des normes pour la production naturelle et, à partir de 1933, la marque « Biologisches Werterzeugnis » a été introduite pour la commercialisation de ces produits, juste un peu après la montée en puissance de Demeter.50

Une différence intrigante entre le groupe Lebensreform et le mouvement biodynamique est la tentative du premier d’éliminer les animaux de l’agriculture. Bien que Steiner soit un végétarien qui mettait en garde ses étudiants contre les dommages spirituels causés par la consommation de viande, il insistait sur le fait que le bétail et les animaux sauvages étaient indispensables à la santé de l’organisme agricole. Dans le cadre de la Lebensreform, la biodynamie n’apparaît donc pas comme la version la plus extrême de l’agriculture biologique, mais comme une voie médiane équilibrée. Steiner a insisté sur l’élevage en partie parce qu’il pensait que les animaux étaient porteurs de forces « astrales » qui représentaient un progrès évolutif par rapport aux forces éthériques des plantes. Les forces éthériques des plantes représentent un progrès évolutif au-delà du niveau matériel, de même, les forces du moi de l’humanité représentent un progrès évolutif au-delà du niveau astral. Pour Steiner, la reconnaissance des distinctions qualitatives entre ces niveaux a permis d’honorer plus facilement leurs interconnexions écologiques. La relation entre la biodynamie et l’agriculture naturelle anticipait ainsi le contraste ultérieur entre l’anthroposophie et les écologies profondes qui refusaient de distinguer les êtres humains des autres créatures. Le refus du mouvement biodynamique de se joindre aux autres pionniers de l’agriculture biologique pour explorer les utilisations agricoles des excréments humains constitue une différence notable : selon Steiner, ces excréments contiennent des forces du moi qui pourraient miner l’individualité humaine si elles étaient utilisées dans la production alimentaire. Plus généralement, la vision de la biodynamie comme une voie médiane correspond à la volonté de l’anthroposophie d’équilibrer les polarités.
Les travaux d’Albert Howard sur le compostage ont constitué le deuxième grand tournant du mouvement biologique. Scientifique anglais, en poste dans des stations de recherche en Inde, Howard se souvient que sa « véritable formation à la recherche agricole » a commencé dans une ferme de trente hectares à Pusa, en Inde. Il a remarqué que ses voisins paysans avaient moins de problèmes avec les parasites, même s’ils n’utilisaient pas d’insecticides ou de fongicides, et il a décidé de les considérer « comme mes professeurs d’agriculture ». Au cours des vingt-cinq années qui ont suivi, il a perfectionné ce que l’on a appelé le « procédé Indore », qui permet de produire un humus de haute qualité grâce à un compostage stratifié et soigneusement équilibré de fumier et de déchets végétaux. Howard a fait connaître ce procédé au monde entier dans son livre de 1931, The Waste Products of Agriculture (Les déchets de l’agriculture) ; neuf ans plus tard, il a publié Agricultural Testament (Le testament agricole), qui a été lu plus largement.51
Les instructions détaillées de Howard sur le compostage, qui ont été suivies par les agriculteurs pratiquant l’agriculture biologique pendant des décennies, ont conduit de nombreuses personnes à le considérer comme le fondateur de l’agriculture biologique. Ce point de vue part du principe que l’agriculture biologique est une question technique : le procédé Indore a été la technique biologique la plus largement adoptée, tandis que les préparations biodynamiques ont été adoptées par une petite minorité d’agriculteurs biologiques. Mais si l’on considère l’agriculture biologique comme un mouvement social qui associe des techniques agricoles à des valeurs sociales, culturelles et spirituelles, Howard reste indispensable à l’ensemble, mais il n’est pas le seul. Pratiquement tous les autres grands auteurs sur l’agriculture biologique ont montré un éventail d’intérêts plus large que Howard, bien que même lui ait dépassé les détails techniques du compostage.
Howard était également plus détaché de la biodynamie que les autres fondateurs de l’agriculture biologique. Il a commencé à développer ses idées bien avant que Steiner ne donne Le Cours aux Agriculteurs. Bien qu’il ait publié après, et il ne semble pas avoir eu de liens avec la théosophie, l’anthroposophie ou d’autres mouvements spirituels. Lorsque Howard a pris connaissance de la biodynamie, il n’a pas été impressionné. « Je ne suis toujours pas convaincu que les disciples de Rudolf Steiner puissent offrir une véritable explication des lois naturelles » écrit-il dans Agricultural Testament.52 Son travail offre donc des indices intéressants sur ce qu’aurait pu être le mouvement biologique sans la biodynamie. Mais il se pourrait bien qu’il n’y ait pas eu de mouvement du tout, car malgré son brio au niveau de la technique agricole, Howard n’était pas un fondateur de mouvement.
À en juger par le Testament agricole de Howard, un mouvement biologique sans biodynamie aurait souligné l’importance de l’humus pour une agriculture performante, mais il n’aurait pas réussi à présenter des fermes entières, et encore moins la planète entière, comme un organisme vivant. Howard a insisté sur le fait que l’humus était une substance biologique plutôt que chimique, et il a affirmé qu’un sol qui « est vivant et qui regorge d’une vaste gamme de micro-organismes » ne devrait pas être traité comme une « simple matière morte, comme un sac de sulfate d’ammoniaque ». Howard a étayé cet argument par des recherches sur « l’association mycorhizienne », c’est-à-dire la relation symbiotique entre les racines des plantes et les champignons présents dans le sol. Il aurait sans doute été moins déconcerté par l’affirmation de Steiner selon laquelle la présence de micro-organismes dans le compost est un signe de sa vitalité plutôt que sa cause.53 De même, un mouvement fondé par Howard aurait appelé les agriculteurs à suivre la « méthode de la nature » en calquant le fonctionnement des fermes sur les écosystèmes sauvages, mais il aurait justifié cette approche en termes techniques plutôt que spirituels. Les forêts, explique Howard, pratiquent une « agriculture mixte », où coexistent de nombreuses variétés de plantes et d’animaux. Elles maintiennent le sol couvert afin de prévenir l’érosion. Elles équilibrent les processus de croissance et de décomposition, en maintenant une circulation constante de l’eau et des minéraux. « Les plantes et les animaux sont laissés à eux-mêmes pour se protéger contre les maladies, les spécimens les plus faibles succombant souvent. » Tous ces principes pourraient se résumer en un dicton pragmatique : dans la nature, « il n’y a pas de gaspillage ». Howard estime que ce dicton est généralement observé en Inde et en Chine, et généralement perverti par les Occidentaux qui sont tentés de « convertir […] la fertilité en argent ». Il y a là matière à condamnation : « La terre nourricière, privée de ses droits seigneuriaux, se révolte ; la terre se met en grève ; la fertilité du sol décline » et bientôt, avertit Howard, « tout le tissu de notre civilisation devra s’effondrer ».54
Comme Steiner et les pionniers de l’agriculture biologique qui ont suivi, Howard voyait également des raisons nutritionnelles, politiques et économiques de calquer l’agriculture sur la nature. Mais ses affirmations dans ces domaines étaient relativement limitées. Bien qu’il ait cité les travaux de chercheurs qui avaient établi un lien entre les aliments frais et complets, et la santé en général, il a décrit ce lien comme étant simplement « une hypothèse très prometteuse pour des travaux futurs ». Howard a reconnu que les engrais artificiels avaient proliféré au lendemain de la Première Guerre mondiale parce que les usines d’explosifs avaient besoin d’un nouveau marché pour leurs produits à base d’azote. Il reproche à l’économie agricole, ainsi qu’à la chimie, d’imposer des méthodes quantitatives inadaptées aux êtres vivants et de traiter les exploitations agricoles comme des usines. Et il a esquissé un programme pour le mouvement, y compris un appel aux personnes « élevées dans la nature » pour développer de nouvelles méthodes de recherche à la ferme.55 Cette proposition est parallèle à la vision de Steiner pour le Cercle Expérimental.
En effet, malgré le manque de respect d’Howard pour les capacités scientifiques de Steiner, sa critique des méthodes scientifiques dominantes va dans le même sens que celle de Steiner. Il dénonce la « mentalité NPK », ajoutant que les méthodes purement quantitatives sont inadaptées aux défis de la « biologie, un domaine où tout est vivant et qui est opposé à la chimie et à la physique ». Il a déploré la fragmentation de la science académique, préférant « une approche synthétique [qui considère] le cycle de la vie comme un seul grand sujet ». Et il rejetait la logique de la célèbre expérience de Rothamsted, qui prétendait avoir démontré la validité des engrais artificiels en comparant de petites parcelles adjacentes soumises à différents systèmes de gestion. Faisant allusion à un concept similaire à celui de la ferme en tant qu’organisme, il explique que les petites parcelles ne peuvent tout simplement pas être gérées « de la même manière qu’une bonne ferme » parce que les rotations de cultures sont impossibles et que « la relation essentielle entre le bétail et la terre est perdue ».56 Une fois de plus, Howard touche à la dimension biologique mais pas à la dimension cosmique de l’argument de Steiner : pour Howard, la ferme peut être biologiquement intégrée, mais elle n’a pas de personnalité.
Deux exemples illustrent la divergence pratique entre les visions de Howard et de Steiner. Comme Steiner, Howard préconise de repenser totalement les parasites agricoles. « Les insectes et les champignons ne sont pas la cause réelle des maladies des plantes, mais s’attaquent seulement à des variétés inadaptées ou à des cultures mal implantées ». Sur cette base, il rejette l’utilisation de « sprays » pour lutter contre les parasites et la destruction inutile des plantes malades.57 Il n’avait sans doute pas à l’esprit la pulvérisation homéopathique de préparations biodynamiques ou les « pesticides » que Steiner produisait en brûlant les corps de rongeurs et d’insectes. Ces derniers n’étant pas décrits dans le livre de Pfeiffer, Howard n’en avait probablement pas connaissance. Mais s’il en avait eu connaissance, il les aurait considérés comme une extravagance inutile. De même, et comme presque tous les partisans successifs du biologique non biodynamique, Howard a exhorté ses lecteurs à revoir leurs préjugés sur les excréments humains. « Le fumier et l’urine de la population, déplorait-il, est actuellement presque entièrement perdu pour la terre ». Il consacre un chapitre entier aux méthodes permettant d’incorporer les excréments et les déchets dans l’agriculture.58 Bien qu’Howard déplore l’empiétement de l’économie sur l’agriculture, sa position sur cette question est calculée par rapport à celle de Steiner : aucun principe spirituel ne peut interférer avec l’essence de la nature qui évite le gaspillage.
Un mouvement émerge
Au moment où Howard publie Agricultural Testament, l’émergence d’un mouvement est déjà bien amorcée. De nombreux agriculteurs utilisaient déjà la méthode Indore ou les préparations biodynamiques. Par ailleurs, une série de crises mondiales avait rendu plus plausible l’inquiétude d’Howard quant à la survie de la civilisation. L’aggravation de la dépression mondiale a remis en question la viabilité du capitalisme industriel, permettant aux idéologies de retour à la terre de prospérer aux côtés du socialisme et du fascisme. Le « Dust Bowl »dans les plaines d’Amérique du Nord a confirmé de manière effrayante les avertissements antérieurs concernant la disparition de la couche arable. Le glissement de l’Europe vers la guerre a soulevé la question de savoir si le Royaume-Uni et d’autres pays industrialisés devaient compter sur les importations étrangères pour nourrir leur population. Dans ce contexte troublé, des inquiétudes concernant la santé et la nutrition ont facilement germé.
Le vicomte Lymington a résumé ces inquiétudes dans Famine in England, publié en 1938. Exploitant les opinions pacifistes et les sympathies fascistes, Lymington avertit ses compatriotes britanniques qu’une guerre avec l’Espagne, l’Italie ou l’Allemagne pourrait signifier la famine pour une nation dépendante des importations de nourriture, et il prévient que la vulnérabilité qui en résulterait pourrait conduire à une prise de pouvoir par les communistes, « […] ou Jehad dans l’Islam renaissant d’aujourd’hui ». Critiquant tour à tour la politique arrogante de la Grande-Bretagne en Inde et la « racaille de la population sous-humaine » introduite dans les villes anglaises par l’immigration, Lymington propose une « agriculture saine » comme antidote à tous les problèmes. Cela commencerait par la prise de conscience que « le sol n’est pas une usine qui peut travailler trois fois huit heures par jour à un niveau de production maximal », mais « une chose vivante qui ne réagit qu’à la manière dont elle est traitée ».59 Cette conviction a été façonnée par la connaissance des approches de Pfeiffer et de Howard en matière d’agriculture : Lymington avait visité Loverendale tous les ans à partir de 1935 et, à une occasion, il avait emmené Howard avec lui. Il préparait également des plans (finalement avortés) pour une étude expérimentale comparative sur les méthodes de fertilisation Indore, biodynamique et conventionnelle.60
Le livre de Lymington offre des preuves éclatantes de l’affinité entre la mentalité biologique et le fascisme. Mais les thèmes les plus racistes et nationalistes de Lymington n’apparaissent pas dans les livres des autres pionniers de l’agriculture biologique, même si l’on inclut les collaborateurs agricoles de Lymington. Ces autres pionniers ne peuvent pas être facilement classés à gauche ou à droite de l’échiquier politique. Pourtant, on ne peut pas dire qu’ils soient apolitiques, puisqu’ils ont reconnu que les structures politiques et économiques pouvaient soit aider, soit nuire à leur mouvement. Leur point de vue pourrait être qualifié d’agraire ou de distributiste. Ils se méfiaient à la fois des entreprises, des gouvernements et étaient sceptiques quant au dogme de Marx selon lequel le prolétariat industriel, plutôt que la paysannerie rurale, détenait la clé de l’avenir de l’humanité. La plupart d’entre eux étaient idéalistes, c’est-à-dire qu’ils croyaient en l’efficacité de l’action individuelle motivée par des idéaux. Cela les mettait en porte-à-faux avec les socialistes doctrinaires qui ne croyaient qu’aux changements structurels pour améliorer le monde. Du point de vue de certains socialistes, l’idéalisme lui-même était objectivement de droite. Cette classification n’était pas toujours injuste : de nombreux idéalistes étaient des personnes privilégiées pour qui l’idéalisme pouvait servir de couverture à leurs intérêts personnels. Certains ont également exprimé leur antipathie pour la finance capitaliste en termes antisémites. Néanmoins, si l’on considère l’agriculture biologique comme une alternative idéaliste et décentralisée au capitalisme et au socialisme, on peut comprendre la continuité entre ses débuts et l’environnementalisme apparemment gauchiste des années 1970. Il devient également plus facile de comprendre pourquoi l’anthroposophie a trouvé un foyer confortable dans ce milieu.
Aux États-Unis, le réseau d’idéalistes agrariens impliqués dans l’agriculture biologique comprenait des personnes enracinées dans le socialisme, le christianisme orthodoxe et la spiritualité ésotérique. Les principaux promoteurs des idéaux du Retour à la Terre étaient Helen et Scott Nearing – elle, une ancienne théosophe qui avait fréquenté Jiddu Krishnamurti, et lui, un économiste qui s’était détourné du communisme pour se tourner vers l’agrarianisme61. Ralph Borsodi, dont l’école de vie près de New York a enseigné à de nombreux adeptes du Retour à la Terre, a été influencé par les anarchistes individualistes. Inspiré par l’enseignement social catholique qui propose une alternative au capitalisme et au communisme, le mouvement radical des travailleurs catholiques et la Catholic Rural Life Conference, plus traditionnelle, ont intégré les colonies agraires dans leurs programmes au motif qu’« il n’y a pas de chômage dans l’agriculture » – une affirmation à laquelle Ehrenfried Pfeiffer a rapidement appris à faire écho.62 En Grande-Bretagne, le réseau était tout aussi complexe et a été décrit par l’historien Philip Conford. Selon lui, le « cœur du mouvement organique » était le New English Weekly,un journal fondé en 1932 pour défendre l’Angleterre rurale contre l’industrialisation et l’idéologie du libre-échange. Il s’inscrivait dans la lignée des travaux de William Morris, du Guild Socialism et du Social Credit – des formes de socialisme qui avaient rejeté le syndicalisme, la création de partis et la révolution marxiste en faveur d’un réseau quasi médiéval de guildes ouvrières. La généalogie du New English Weekly comprend également d’importants maîtres spirituels. Le mentor des fondateurs, Dmitri Mitronovic, enseignait un christianisme cosmique dans lequel « l’humanité universelle » était un organisme unique en développement. Mitronovic fut l’une des rares personnes non directement affiliées à l’anthroposophie à promouvoir la discussion de la tripartition sociale de Steiner dans le monde anglophone. Le fondateur du New English Weekly, A. R. Orage, a été actif dans les sociétés fabienne et théosophique au début du siècle, puis s’est consacré à plein temps au « travail » du maître spirituel George Gurdjieff. Le New English Weekly marque son retour dans l’arène politique après des années d’immersion gurdjieffienne.63
Northbourne le traducteur

Une fois les dimensions sociales et spirituelles du réseau biologique prises en compte, le Agricultural Testament de Howard commence à paraître moins intéressant qu’un autre ouvrage publié en 1940 par un Anglais, Look to the Land de Lord Northbourne. Northbourne a inventé le terme d’agriculture biologique, et ce néologisme est mieux compris comme une traduction des idéaux biodynamiques que Northbourne avait appris d’Ehrenfried Pfeiffer. Northbourne n’était en aucun cas un adepte convaincu de l’anthroposophie, mais son rôle de traducteur des idéaux anthroposophiques a donné à son travail une portée plus large que celui d’Howard et a permis à un mouvement à part entière de se cristalliser. L’éventail des préoccupations de Look to the Land est étonnant : Northbourne reprend pratiquement tous les grands thèmes abordés dans le livre d’Howard, traite longuement de la nutrition et de la fertilité des sols, et aborde en profondeur l’économie, la politique et la spiritualité. « La ferme doit être biologique dans plus d’un sens », écrit Northbourne dans le passage qui a forgé le terme, et il invite constamment ses lecteurs à élargir l’éventail des interconnexions qui pourraient être pertinentes pour l’agriculture.64
L’historien John Paull a mis au jour les liens entre Northbourne et l’anthroposophie. Northbourne était peut-être présent lorsque Rudolf Steiner a pris la parole à Oxford en 1922 (pendant ses années d’études), et il connaissait certainement l’ouvrage Bio-Dynamic Farming and Gardening (Agriculture et jardinage biodynamiques) lorsqu’il a été publié en 1938. La même année, Northbourne publie un article sur l’économie mondiale dans une revue anthroposophique britannique. Il rencontra Pfeiffer en 1938, se rendit au Goetheanum en janvier 1939 et l’emmena dans sa propriété du Kent pour l’université d’été de Betteshanger et la « Conférence sur l’agriculture biodynamique » en juillet 1939. Pour organiser cette conférence, Northbourne travailla en étroite collaboration avec le vicomte Lymington et invita également le réformateur nutritionnel Scott Williamson, qui pratiquait la biodynamie dans son Pioneer Health Centre à Peckham. Albert Howard a été délibérément exclu : Northbourne et Lymington étaient d’accord pour dire qu’il n’était pas un admirateur de la biodynamie. L’université d’été a attiré quarante étudiants, qui ont participé aux conférences, aux visites de fermes et aux démonstrations de préparation, et deux cents personnes étaient présentes pour la célébration de clôture. « Pendant neuf jours, se souvient Northbourne, la possibilité d’une guerre a à peine été évoquée ; des choses plus réelles et plus constructives ont captivé l’attention »65.
La biodynamie n’a pas pu empêcher la Seconde Guerre mondiale, qui a éclaté quelques mois plus tard. Dans ce contexte, Northbourne a fait le choix de laisser derrière lui les références explicites à Steiner et à la biodynamie. Comme Pfeiffer et Steiner, Northbourne était convaincu que la biologie ne pouvait être réduite à la chimie et que la biologie était incomplète sans la spiritualité : les maladies spirituelles, économiques et biologiques de la modernité n’étaient « certainement que des aspects différents d’un même phénomène ».66 Cependant, il n’utilisait pas la biodynamie comme terme générique pour l’agriculture qu’il soutenait, mais plutôt l’agriculture biologique, et il ne mentionnait pratiquement pas les préparations ou autres pratiques spécifiques à la biodynamie.
L’articulation des principes et des pratiques agricoles de Northbourne était parallèle aux présentations de Howard et de Pfeiffer. Il a distingué l’approche biologique de l’approche artificielle de l’agriculture, qualifiant les engrais et les pesticides artificiels de « poisons ». Northbourne a décrit le sol comme « une entité vivante, et non un milieu mort », laissant planer l’ambiguïté sur le fait qu’il soit vivant en lui-même ou seulement en vertu des organismes qu’il contient. Il soutient l’agriculture mixte comme la seule « véritable agriculture », expliquant que « la fertilité dépend […] des réactions mutuelles et de l’interdépendance des cultures et du bétail ». Son insistance à « rendre fidèlement au sol […] tout ce qui en est issu » était plus qu’un principe de frugalité ; c’était une façon de prendre le parti de la vie dans sa lutte cosmique contre la mort. « Tout ce qui a eu de la vie peut en avoir à nouveau, et en retrouvant la vie, il peut attirer dans la sphère de la vie un fragment de ce qui était jusqu’à présent sans vie. » Même brûler son vieux pantalon, au lieu de le composter, est « une sorte de meurtre ». (Northbourne ajoute une parenthèse dont la logique rejoint l’objection de Steiner à l’utilisation d’excréments humains : « Mais attention aux journaux. Peu de choses sont aussi contaminantes que l’encre des imprimantes. Il y a probablement une morale quelque part dans ce fait »).67
Comme Steiner, Northbourne appelait de ses vœux une science holistique qui éviterait les réductions de la chimie, et il faisait à plusieurs reprises allusion à des réalités qui transcendaient même la biologie. « Les méthodes agricoles doivent être testées sur la qualité du produit, écrit-il, et c’est une question très subtile qui implique quelque chose de plus que l’apparence, le goût ou encore la composition chimique telle qu’elle est révélée par l’analyse. Ce « quelque chose » peut être décrit comme « l’efficacité en tant que vecteur de vie ». » Cette phrase ressemble à une définition des forces vitales de Steiner, et la méthode de recherche proposée par Northbourne avait à peu près le même objectif que les méthodes morphogénétiques d’inspiration anthroposophiques. Northbourne a également écrit que « la nature des êtres vivants est qu’ils ne sont pas de simples machines […] ils sont quelque chose de plus. Ce quelque chose de plus ne répond pas à un traitement mécanique ou statistique. Il ne répond qu’à ce pour quoi nous n’avons pas d’autre mot que l’amour ».68
Plus que Howard, Northbourne a recueilli les différents courants de recherche et d’analyse qui s’unissaient au sein du mouvement biologique. Il a consacré une grande partie de son ouvrage à la perte mondiale de la couche arable. « Depuis 1914, conclut Northbourne, on a probablement perdu plus de sol que dans toute l’histoire antérieure du monde. » Un examen tout aussi approfondi de la recherche sur la nutrition proposait une théorie écologique de la santé, selon laquelle « la santé de l’homme et la santé de sa terre ne sont pas deux choses distinctes. »69 Northbourne estimait que « la dette internationale et l’érosion des sols [étaient] frère et sœur jumeaux » et que le système économique existant était déséquilibré au détriment des zones rurales. S’inspirant du Crédit Social, du Socialisme de la Guilde et de la théorie de la tripartition de Steiner, sa réponse contourne la dichotomie politique droite-gauche. Northbourne s’inquiétait du fait que la plupart des débats politiques étaient trop superficiels, dans la mesure où ils n’abordaient pas la « santé de l’esprit et du corps ». Lorsqu’il aborde la question du travail, il se fait l’écho de la préoccupation de Steiner selon laquelle le travail salarié est intrinsèquement déshumanisant, mais il attribue cette idée au socialiste de la Guilde, S. G. Hobson. Northbourne envisageait une société décentralisée dans laquelle la plupart des gens vivraient dans des communautés coopératives, sur le modèle des fermes qui « pour être saines, ne doivent pas être trop grandes, mais doivent être diversifiées de manière à être autant que possible biologiquement autonomes ».70
Comme le suggère cette citation, la théorie économique de Northbourne s’inspire de la notion de Steiner selon laquelle la ferme est un organisme vivant, qu’il étend, à la manière de Steiner, à d’autres entités. « Plus le degré d’autosuffisance biologique d’une ferme, d’un district ou d’une nation est élevé, plus elle est vivante, vigoureuse et créative », affirme Northbourne. Bien que Northbourne s’abstienne d’attribuer une individualité spirituelle à ces organismes, il insiste sur le fait que chacun « aurait sa propre nature, à étudier en tant que telle ».71 Sur ce point et ailleurs, Northbourne se limite au holisme biologique lorsqu’il discute de sujets que Steiner considérait en termes cosmiques. Mais Northbourne a également identifié la spiritualité comme partie intégrante de l’ensemble écologique. Contre la science matérialiste et mécaniste, il affirmait que « les choses de l’esprit sont plus réelles que les choses matérielles ». Parce que « l’agriculture se préoccupe avant tout de la vie », elle se situe « du côté de la religion, de la poésie et des arts plutôt que du côté des affaires ». Lorsque Northbourne a appelé explicitement à un « mouvement de Retour à la Terre », il l’a fait principalement pour des raisons spirituelles : « La valeur spirituelle du contact avec la réalité, du sentiment de faire partie de la nature, comme toutes les choses les plus précieuses, n’est pas statistiquement mesurable, mais elle n’en est pas moins réelle pour autant »72.
Northbourne présente donc une énigme. Bien qu’il soit un penseur holistique, qui considère la spiritualité comme faisant partie intégrante de l’agriculture biologique, et bien qu’il ait été formé à la biodynamie par Ehrenfried Pfeiffer, Northbourne ne mentionne pratiquement pas la biodynamie dans Look to the Land. La seule référence explicite à la biodynamie la place, avec le procédé Indore de Howard, comme l’une des deux méthodes de compostage biologique les plus connues. Sans expliquer la différence, Northbourne affirme que la biodynamie a été « hautement développée au cours de quelque quinze années de travail sur le Continent, et on peut dire que son efficacité a été prouvée »73.
D’autres passages de Look to the Land peuvent être interprétés comme des traductions d’idées que Northbourne a trouvées chez Steiner. Northbourne insiste sur le fait que même si la vitalité est un terme non scientifique, « la plupart des agriculteurs et des jardiniers qui cultivent savent ce qu’on entend par là ». Cette utilisation de la vitalité peut avoir de nombreuses sources, mais elle est proche des forces éthériques de Steiner. Contre la rationalisation économique et la vitesse toujours croissante, Northbourne insiste sur le fait que « la vie est un processus rythmique » et que « la musique des sphères » est reflétée dans les processus vitaux de toutes les créatures. L’allusion à la « musique des sphères » est intéressante étant donné que Pfeiffer prétendait littéralement l’avoir entendue, mais Northbourne n’a pas donné d’autre indication sur le fait que des planètes lointaines pourraient façonner les rythmes biologiques. Northbourne a fait écho à l’insistance de Steiner sur le fait que la terre et le travail appartiennent à la sphère politique plutôt qu’à la sphère économique lorsqu’il a affirmé que « la terre n’est comparable à aucun autre facteur économique ». Northbourne a également fait écho aux commentaires de Steiner sur le rôle personnel de l’agriculteur lorsqu’il a écrit qu’ « une relation juste avec la terre entraîne des relations humaines justes »74.
Pourtant, si l’attitude d’une personne à l’égard des excréments humains est un indice fiable de sa relation avec la biodynamie, Northbourne n’était qu’à moitié pratiquant. Sa première référence à ce sujet délicat semble rejeter la position de Steiner : « Les eaux usées peuvent facilement et profitablement être converties en un engrais organique précieux. » Mais lorsqu’il revient sur le sujet une centaine de pages plus loin, il cherche un compromis. « Il est très peu probable que l’on ait encore trouvé la meilleure méthode de préparation ou la meilleure façon d’utiliser ce matériel », écrit-il, ajoutant que si la réticence à l’utiliser directement pour les cultures destinées à l’alimentation humaine peut être « un simple préjugé », elle peut aussi être « solidement fondée, indépendamment de toute question relative à la transmission de l’infection ». On peut supposer qu’il était conscient de la position biodynamique, mais qu’il n’en était qu’à moitié convaincu, et il a finalement suggéré que les excréments humains ne soient utilisés que pour les pâturages et les cultures fourragères.75
L’ambivalence de Northbourne peut avoir de multiples causes. Comme il écrivait en Grande-Bretagne en 1940, il n’aurait pas été prudent pour lui de mettre l’accent sur ses sources allemandes. Le schisme au sein de la Société Anthroposophique l’aurait empêché de s’identifier pleinement à l’anthroposophie, même s’il l’avait souhaité. Son principal contact avec la biodynamie, Ehrenfried Pfeiffer, était un partisan convaincu de Marie Steiner, tandis que toute la branche britannique avait été expulsée avec Ita Wegman. Mais la position de Northbourne reflétait peut-être le fait qu’il se dirigeait vers une voie spirituelle distincte, bien qu’apparentée. Peu après avoir publié Look to the Land, il a fait la connaissance de Marco Pallis, un étudiant du bouddhisme tibétain qui était, avec René Guenon et Frithjof Schuon, un défenseur de l’approche religieuse connue sous le nom de « pérennialisme » ou « traditionalisme ». Northbourne a rapidement commencé à écrire et à traduire des livres pérénistes.
Comme la théosophie dont est issue l’anthroposophie, le pérennialisme rejette les approches matérialistes de la réalité et postule l’existence d’un noyau spirituel commun à toutes les religions. Il répudie la stratégie théosophique de création d’une nouvelle société spirituelle et invite ses adeptes à travailler au sein des traditions religieuses classiques. En outre, alors que la théosophie et l’anthroposophie se présentaient toutes deux comme des mouvements progressistes et évolutifs proposant une spiritualité adaptée au monde moderne, le pérennialisme posait un choix tranché entre (selon les termes de Northbourne) les visions du monde « progressistes » et « traditionnelles ». La première cherche à libérer l’ego individuel des contraintes environnementales, tandis que la seconde tente « d’échapper aux limitations de l’ego en tant que tel ».76 La transcendance de l’ego, selon Northbourne, nécessite la coercition hiérarchique des religions fondées sur la révélation divine.
Cette perspective spirituelle s’accorde bien avec la préférence de Northbourne pour les modes de vie agraires. Mais son exposé du pérennialisme montre clairement qu’il n’était pas convaincu par des aspects centraux de l’anthroposophie, ou qu’il n’y avait jamais été exposé malgré son amitié avec Pfeiffer. Pour Northbourne, il y avait une distinction absolue entre la confiance « traditionnelle » dans la révélation et la confiance « progressive » dans l’observation. Notre « être intime », affirmait-il, ne peut jamais être observé. La religion et la science ne peuvent être réconciliées que lorsque « la supériorité hiérarchique de l’approche religieuse est reconnue ».77 Mais l’observation de l’être profond est le fondement sur lequel Steiner cherche à construire une science spirituelle qui ne dépende pas de la révélation ! L’Anthroposophie cherche à se situer à mi-chemin entre les polarités de Northbourne, affirmant à la fois la science et la religion, le progrès et la tradition. Ironiquement, la science spirituelle de Steiner l’a conduit à faire des affirmations qui, du point de vue de la science dominante, étaient bien plus déconcertantes que tout ce qu’avait écrit Northbourne.
Le contrepoint anthroposophique à l’antimodernisme de Northbourne est évident dans l’éditorial principal d’Ehrenfried Pfeiffer dans le premier numéro de Bio-Dynamics, publié un an après Look to the Land. Après avoir fait l’éloge du mouvement catholique pour la vie rurale, Pfeiffer a averti que « tant que les trésors spirituels de l’humanité seront divisés en croyances et tant que le désaccord régnera entre la foi et la science, nous devrons nous déplacer entre les extrêmes et être soumis à des incertitudes ». Alors que Northbourne pensait que l’antidote était la subordination de la science à la religion, Pfeiffer était sûr que c’était l’équilibre entre la culture, la politique et l’économie dans tripartition sociale de Steiner.78
Les différences spirituelles entre Northbourne et l’anthroposophie soulignent le fait que l’accent mis par l’anthroposophie sur l’équilibre des polarités l’a placée au centre des débats au sein du mouvement biologique naissant. Les adeptes de la biodynamie travaillaient avec deux groupes d’alliés différents. D’une part, des activistes sécularisés comme Howard, qui craignaient que la dimension cosmique de la biodynamie ne sape le travail de promotion du holisme biologique. D’autre part, les antimodernes spirituels, dont les points de vue étaient superficiellement similaires à ceux de l’anthroposophie, mais qui pouvaient être – selon les cas – plus conservateurs sur le plan social, plus monothéistes (et donc moins intéressés par les pratiques astrologiques ou alchimiques), ou plus biocentriques et antihumanistes. Toutes ces caractérisations correspondent à Lord Northbourne, qui fut peut-être le premier écologiste à absorber les idées de l’anthroposophie sans y adhérer totalement. Plus que les autres pionniers de l’agriculture biologique, il a anticipé la vision biocentrique et « gaïenne » du monde qui allait se répandre dans les années 1970, en particulier parmi les écologistes qui étaient liés à l’anthroposophie sans pour autant s’y identifier. Northbourne conclut son livre par un appel à l’humilité humaine et à l’identification avec la nature. « Si nous voulons réussir dans la grande tâche qui nous attend, nous devons adopter une attitude plus humble envers les choses élémentaires de la vie que celle qu’impliquent nos fréquentes vantardises sur notre soi-disant « conquête de la nature ». » L’homme « ne peut pas se séparer de la nature, même s’il le veut », mais ses tentatives d’y parvenir infligent des souffrances à « l’ensemble de la nature, qui nous inclut nous-mêmes aussi bien que le sol »79.
Deux alliés : Eve Balfour et J.I. Rodale
En fin de compte, ni Lord Northbourne, ni Albert Howard, ni Ehrenfried Pfeiffer ne parvinrent à rassembler les divers fils de l’impulsion biologique en un mouvement cohérent. En Grande-Bretagne, ce rôle revint à l’infatigable Lady Eve Balfour, qui organisa la Soil Association. Aux États-Unis, il revint à l’entrepreneur J.I. Rodale, qui construisit un empire éditorial autour du magazine Organic Gardening. Tous deux préféraient le système de Howard à la biodynamie, bien qu’ils aient également associé Pfeiffer à leurs activités et que Balfour ait approuvé l’approche largement spirituelle de l’agriculture illustrée par Northbourne.

Dans The Living Soil (1943), Lady Balfour a synthétisé les travaux des premiers promoteurs de l’agriculture biologique en une vision à multiples facettes, comprenant des sections sur l’érosion des sols, sur les avantages nutritionnels des régimes à base de céréales complètes, sur les associations mycorhiziennes, sur les techniques de compostage, sur l’interdépendance des diverses espèces et sur les résultats de la recherche. Au centre de son programme se trouvait une vision holistique de la santé. Rejetant l’accent mis traditionnellement par la médecine sur la maladie, elle invitait ses lecteurs à envisager la possibilité que « la santé de l’homme, de la bête, de la plante et du sol » puisse être « un tout indivisible ». Le « facteur déterminant » de la santé humaine, affirmait-elle, était l’alimentation, et le facteur déterminant de la qualité de l’alimentation était le sol. En effet, elle avait adopté un régime alimentaire complet après avoir lu Howard et d’autres organicistes en 1938 et s’était immédiatement libérée de plusieurs problèmes de santé chroniques.80
La sensibilité holistique de Balfour l’a amenée à critiquer la « fragmentation » de la science dominante en des termes qui faisaient souvent écho à ceux de Steiner. Comme Steiner, elle était particulièrement troublée par le rejet scientifique de la sagesse « intuitive » du « vrai paysan ». Mais elle n’a cité ni Steiner ni Goethe en faveur de l’intuition, préférant une citation du psychologue R.C. Oldfield.81 De même, bien qu’elle ait laissé entendre que l’agriculture avait une dimension spirituelle, elle n’a donné aucune indication qu’elle appréciait les conseils spirituels de Steiner. « Le principal besoin du monde d’aujourd’hui, écrit-elle, est un réveil spirituel et moral ». Un tel réveil reconnaîtrait qu’« un monde meilleur n’est pas un article manufacturé » mais « un organisme vivant, et plutôt turbulent ». Dans une formulation similaire à la Loi Sociale Fondamentale de Steiner, elle écrit que « le capitalisme et le socialisme pourraient aller de pair si les employeurs plaçaient toujours l’intérêt des travailleurs avant le leur, et si les travailleurs plaçaient toujours les besoins de leur entreprise avant leur propre confort ». Balfour cite le livre de Lord Godfrey Elton, St. George or the Dragon, comme source de cette idée, ce qui rend probable le fait qu’elle ne pensait pas à Steiner, mais qu’elle exprimait simplement les sentiments de la communauté des réformateurs spirituels à laquelle Steiner et elle-même appartenaient.82
La seule mention directe de Steiner dans The Living Soil se trouve dans une section sur le compost, dans laquelle elle mentionne certains résultats de recherche de Pfeiffer et ajoute une note de bas de page indiquant que l’approche de Steiner pour le compost « est plus compliquée que la méthode d’Indore. Elle implique l’injection et la pulvérisation de certains extraits organiques sur les tas, ainsi que l’inclusion dans les tas de certaines plantes possédant des propriétés particulièrement précieuses ». Ce passage implique que Balfour considérait la biodynamie comme une méthode de compostage plutôt que comme une approche spirituelle globale de l’agriculture. La caractérisation de la biodynamie comme une sorte de phytothérapie plutôt qu’une pratique alchimique ou homéopathique montre clairement qu’elle connaissait le livre de Pfeiffer mais pas Le Cours aux agriculteurs lui-même. Elle a marqué sa préférence pour Howard en décrivant son approche en détail et en la qualifiant de « la plus adaptable […] et la plus infaillible » des méthodes. Comme la plupart des promoteurs non-biodynamistes de l’agriculture biologique, elle approuvait l’utilisation du fumier humain et déplorait le gaspillage de millions de kilos d’azote, de potassium et de phosphore par les systèmes d’égouts urbains.83
Néanmoins, Balfour appréciait suffisamment Pfeiffer pour qu’elle contribue à l’introduction d’une nouvelle édition de son livre. Elle en profite pour défendre « l’écologie – la science de l’étude du Tout ». Elle a également révélé qu’elle avait été touchée par la vision cosmique de Steiner. « Après avoir lu ce livre, je me suis demandé si même [l’étude de l’organisme agricole] n’était pas une perspective trop fragmentaire […] Après avoir commencé avec l’idée d’une seule entité vivante comme unité, nous commençons à entrevoir une vision – qui est déjà une réalité pour l’auteur – selon laquelle le « Tout » que nous avons entrepris d’étudier n’est ni plus petit ni moins délimité que l’univers tout entier ! » Balfour s’est fait l’écho de la compréhension par Steiner de la voie médiane entre la sagesse ancienne et la science expérimentale, reprochant à cette dernière d’essayer d’être « non pas un interprète de la sagesse ancienne, mais un substitut à celle-ci ». Elle a félicité Pfeiffer pour avoir intégré les croyances et les observations de « nos ancêtres » dans sa méthode de recherche.84 Trois décennies plus tard, dans un discours public retraçant l’histoire du mouvement, elle a placé Pfeiffer aux côtés de Howard et William Albrecht comme les trois « pionniers de la recherche » dans le « domaine agricole », ajoutant qu’elle ne voulait pas « minimiser l’influence de l’un des plus importants, qui était encore plus ancien, à savoir Rudolf Steiner ».85

L’homologue américain d’Eve Balfour, J.I. Rodale (1898-1971), a été l’autre grand organisateur du mouvement mondial en faveur de l’agriculture biologique. Enfant d’un épicier juif ayant grandi dans le Lower East Side de New York, Rodale n’avait ni le patrimoine ni l’idéalisme spirituel de Balfour, préférant plaider la cause de l’agriculture biologique sur des bases franchement pragmatiques. Alors que Balfour a créé la Soil Association en tant qu’organisation d’intérêt général, Rodale a créé une entreprise profitable qui porte son nom. Ancrée dans la ferme expérimentale Rodale Organic Gardening à Emmaus, en Pennsylvanie, Rodale Inc., était avant tout une maison d’édition. En 1942, Rodale a lancé le magazine Organic Farming and Gardening et, en 1945, il a publié son premier livre, intitulé Pay Dirt : Farming and Gardening with Composts (Rémunérer la terre : l’agriculture et le jardinage avec les composts). Rodale partageait la préoccupation de Balfour pour la santé en tant que motif principal de la pratique biologique, et son magazine sur la santé, Prevention, a fini par dépasser le tirage d’Organic Gardening pour devenir le fleuron de l’entreprise Rodale. Le premier numéro d’Organic Farming and Gardening associait « le système biodynamique et la méthode Indore » comme points de départ parallèles de la pratique biologique. Rodale a marqué sa préférence pour cette dernière en notant qu’il avait « lu plusieurs fois le livre de Sir Albert Howard intitulé An agricultural testament ».86 Mais Rodale a mentionné le livre de Pfeiffer immédiatement après celui de Howard, et il a publié les deux auteurs dès le début. (Le seul autre auteur, en dehors de Rodale lui-même, à apparaître dans le numéro inaugural est Charles Darwin). Pfeiffer est resté un collaborateur régulier pendant des années, bien que ses relations personnelles avec Rodale soient devenues de plus en plus épineuses.
La première contribution de Pfeiffer à Organic Farming and Gardening révélait à la fois les conditions dans lesquelles la biodynamie pouvait être incluse dans le mouvement de Rodale et la volonté de Pfeiffer de respecter ces conditions. Manifestement utilisé comme brochure promotionnelle, il se lance directement dans la pratique de la biodynamie, sans présenter la philosophie holistique que l’on trouve dans le livre de Pfeiffer, et encore moins la spiritualité ésotérique de Steiner. La biodynamie, écrit Pfeiffer, comporte « trois étapes fondamentales ». La première était le compostage du fumier et des déchets végétaux, facilité par « l’insertion dans les tas, au moment de la mise en place, de certains matériaux végétaux prétraités sous forme de médicaments qui stimulent l’activité bactérienne dans le tas ». (Il s’agit des préparations 502 à 508 de Steiner.) La seconde était l’utilisation de « deux sprays », fabriqués à partir de « fumier de vache en décomposition » et de « quartz en poudre », destinés à favoriser le « développement des racines » et la « capacité d’assimilation de la plante », respectivement. (Il s’agit des préparations 500 et 501.) La troisième « étape fondamentale » de Pfeiffer, qui n’a pas bénéficié d’une place aussi importante dans Le Cours aux agriculteurs ou dans le livre de Pfeiffer, consistait en des « successions de cultures saines préservant le sol », adaptées aux conditions locales. Le résultat de ces trois étapes, selon Pfeiffer, est « une stimulation énorme, d’une manière organique et saine, des micro-organismes du sol, des vers de terre et des bactéries du sol ». Il consacre ensuite plus de la moitié de l’article à la technique de construction d’un tas de compost. Curieusement, il n’invoque pas du tout le concept d’organisme agricole.87
Développer la biodynamie
Comme le montrent clairement les contributions de Pfeiffer à Organic Farming and Gardening, les adeptes de la biodynamie après 1938 se considéraient comme des alliés fidèles de Rodale et de Balfour au sein d’un mouvement plus large. Pourtant, ils consacrèrent la majeure partie de leur énergie à encourager les initiatives biodynamiques. Les années de guerre ont été une période d’institutionnalisation importante pour la biodynamie, en particulier dans le monde anglophone, où un flux constant d’exilés de guerre d’Allemagne et d’Autriche a enrichi le mouvement. Aux États-Unis, la première conférence nationale consacrée à la biodynamie, avec Pfeiffer comme conférencier vedette, a eu lieu à Threefold Farm en 1937. Un an plus tard, la Biodynamic Farming and Gardening Association (aujourd’hui connue simplement sous le nom de Biodynamic Association) a été constituée à New York City, huit ans avant la British Soil Association. O.F. Gardner, qui cultivait des oranges en Floride, fut choisi comme président. Le vice-président Roger Hale soutenait une école Waldorf éphémère dans le Maine, et son fils Drake étudiait au Sonnenhof d’Ita Wegman à Arlesheim, une des premières écoles anthroposophiques pour les personnes souffrant de troubles du développement. (Hale avait également un lien avec les traditions agricoles que Steiner n’appréciait qu’à moitié : en 1939, son beau-frère acheta The Old Farmer’s Almanac, qu’il transmit à Judson, le fils de Hale, en 1970). Des conférences annuelles ont continué d’être organisées à Spring Valley jusqu’à ce que le centre d’activité se déplace à Kimberton, en Pennsylvanie (à environ 30 km au sud-ouest du centre de Rodale à Emmaüs), où les philanthropes H. Alarik Myrin et Mabel Pew Myrin ont créé une école Waldorf et une ferme expérimentale de 330 hectares avec des troupeaux de vaches laitières et de bœufs. Ils persuadent Pfeiffer de s’installer à Kimberton et recrutent également Evelyn Speiden, une participante aux conférences de la Threefold Farm, qui vient d’être choisie comme secrétaire-trésorière de l’association.88
Les Myrins étaient des écologistes improbables. Mabel était la fille du fondateur de la Sun Oil Company, Joseph Newton Pew Sr. Ses frères mêlaient leurs activités commerciales à la politique conservatrice et à la philanthropie. Ils étaient farouchement opposés au New Deal et ont été décrits comme les « remarquables fascistes américains ». Le Pew Charitable Trusts, créé en 1948, soutenait initialement le presbytérianisme fondamentaliste et l’économie de marché. Le point de vue des frères Pew sur l’étroitesse du gouvernement était partagé par Ralph Courtney de Threefold Farm et par plusieurs des partisans anglais de l’agriculture biologique. Alarik Myrin, un aristocrate suédois qui a épousé Mabel, les partageait également. Mais ses intérêts philosophiques et son dégoût pour le travail rémunéré se heurtent à la culture familiale, et les Pews l’envoient avec Mabel en Argentine pour gérer un ranch. A leur retour, ils s’installèrent à Kimberton et consacrèrent les derniers jours de leur vie à la philanthropie anthroposophique.89
Cet héritage se perpétue aujourd’hui grâce au travail de plusieurs initiatives situées sur le domaine Myrin ou à proximité : l’école Waldorf de Kimberton, plusieurs communautés Camphill, la laiterie biodynamique Seven Stars et la ferme soutenue par la communauté de Kimberton. Malheureusement, l’école agricole biodynamique de Kimberton Farms n’a pas duré longtemps : en 1944, Ehrenfried Pfeiffer, qui estimait que « la biodynamie n’est pas un hobby de riche », a rompu les liens avec Myrin et s’est installé dans une ferme plus petite à Chester, dans l’État de New York. Mais les quatre années qu’il avait passé à Kimberton lui ont permis de tisser des relations. À quelques kilomètres de là, Rodale se rendait fréquemment à la ferme de Kimberton. Pfeiffer établit un lien plus profond et plus durable avec un allié plus enclin à la spiritualité : R. Swinburne Clymer, chef de la Fraternitas Rosae Crucis à Quakertown. Bien que Steiner ait parfois décrit l’anthroposophie comme une incarnation moderne de l’esprit rosicrucien, le groupe de Clymer était indépendant de l’anthroposophie, remontant aux enseignements du XIXe siècle de Paschal Beverly Randolph et à la longue tradition d’occultisme piétiste radical de la Pennsylvanie. Sous l’influence de Pfeiffer, un petit jardin biodynamique a été intégré à la clinique ostéopathique de Clymer à Quakertown, et l’est encore aujourd’hui.90
La tâche de Pfeiffer à Kimberton était de construire une communauté d’agriculteurs américains en proposant des cours de formation à la biodynamie. Le premier cours durait deux semaines et le second six, ce dernier attirant soixante-six fermiers en herbe de dix-huit États. Parmi les étudiants se trouvait Richard Gregg, un idéaliste formé à Harvard, qui avait étudié avec Gandhi en Inde et publié le premier livre américain sur la non-violence gandhienne ; sa présence était peut-être un premier indice que le centre idéologique du mouvement biologique pourrait passer de la droite antigouvernementale au pacifisme de gauche.91 Gregg, qui allait épouser Evelyn Speiden, fut chargé de rédiger un rapport sur le cours, et son compte-rendu suggère que les participants ont reçu une exposition plus large de la biodynamie et de l’anthroposophie que ce que l’on peut trouver dans le livre de Pfeiffer. Les conférences portaient sur l’économie agricole et la comptabilité, la construction de tas de compost, les résultats de la recherche, « l’histoire de l’agriculture depuis les temps les plus primitifs », « les faits les plus intéressants et les plus utiles qu’un agriculteur devrait connaître sur les étoiles », divers aspects de l’écologie végétale, de l’élevage, de la météorologie et de l’apiculture. Le mélange de conférences théoriques et de démonstrations pratiques, écrit Gregg, « donnait une forte envie de sortir et d’appliquer les nouvelles connaissances ». Gregg a ensuite rejoint une cohorte de vingt-cinq étudiants qui suivaient les cours de Pfeiffer tout au long de l’année. La plupart d’entre eux avaient l’âge d’aller à l’université et n’avaient aucune expérience de l’agriculture. Comme les apprentis agriculteurs biodynamiques des générations suivantes, ils trayaient les vaches, construisaient des tas de compost, établissaient des haies, élaboraient des rotations de cultures adaptées aux conditions locales et effectuaient les préparations biodynamiques. Ils ont également appris les méthodes de recherche paysanne spécifiques qui caractérisent la pratique biodynamique. Conformément à la culture anthroposophique, ils ont consacré beaucoup de temps et d’énergie aux fêtes saisonnières, jouant des pièces de la nativité en costume à chaque Noël.92
Pfeiffer a également lancé la revue Bio-Dynamics, qui est toujours publiée aujourd’hui. Fortement dominée par la voix de Pfeiffer à ses débuts, cette revue était plus ouverte sur la spiritualité anthroposophique que les écrits de Pfeiffer pour Rodale, mais elle était toujours conçue pour être accessible à toute personne intéressée par l’agriculture biologique. L’article principal du premier numéro s’intitulait « Prospérité-Sécurité-Avenir » et abordait les mêmes questions de reconstruction (anticipée) de l’après-guerre que celles qui préoccupaient Balfour et Northbourne. Opposant l’agriculture durable à l’économie de guerre et à la « prospérité » d’avant-guerre obtenue grâce à une croissance économique rapide, Pfeiffer suggère qu’une humanité mature adoptera bientôt un « auto-entretien » équilibré comme meilleur moyen de parvenir au plein emploi et à un sol fertile pérenne. Il a également nommé ses alliés : Le secrétaire à l’agriculture Henry Wallace, qui avait récemment annoncé une politique visant à décourager les monocultures (et qui avait été un fervent adepte du thésophe russe Nicholas Roerich) ; le géographe Oliver Edwin Baker, qui préconisait un retour à la société rurale ; et les activistes catholiques Luigi Ligutti et John C. Rawe, dont la National Catholic Rural Life Conference relogeait les mineurs au chômage dans des villages agricoles.93
Dans le deuxième numéro de Bio-Dynamics, Pfeiffer a présenté le mouvement en affirmant que la biodynamie « considère le sol comme un organisme vivant » – un choix d’expression qui laissait ouverte la possibilité que le sol ne soit vivant que métaphoriquement. Comme dans son article pour Rodale, Pfeiffer a souligné que le compostage, la rotation des cultures et les préparations biodynamiques sont les meilleurs outils pour maintenir la vie du sol. Il concluait par une liste de littérature qui présentait principalement des sources biodynamiques aux côtés de livres de Northbourne, Lymington, Ligutti et Rawe – Albert Howard brillant par son absence.94 D’autres articles témoignaient de l’intérêt de Pfeiffer pour la construction de ponts avec la science dominante. Dans l’un d’eux, Pfeiffer et deux coauteurs se sont appuyés sur des recherches récentes sur les hormones de croissance et les vitamines, suggérant que les préparations biodynamiques étaient également des « bio-catalyseurs » capables de stimuler la croissance des plantes, même en quantités extrêmement faibles. Ils ont fait allusion à la notion de forces éthériques de Steiner en notant que si un catalyseur matériel comme l’acide borique avait une concentration spécifique à laquelle il était le plus efficace, les préparations (selon leurs tests) étaient également efficaces à n’importe quelle concentration, « montrant clairement que nous avons affaire à un effet dynamique parce qu’il est indépendant du nombre de molécules présentes. »95 De même, un article intitulé « Cosmic Rhythms », écrit par J. Schultz, laisse entrevoir la dimension cosmique de la biodynamie en identifiant une litanie de phénomènes naturels régis par des cycles rythmiques – principalement ceux du jour, du mois et de l’année, mais aussi la « période de onze ans des taches solaires et les différentes périodes des planètes ».96
Très progressivement, la revue est devenue plus ouverte sur les détails ésotériques de la biodynamie. Un éditorial de 1943 intitulé « Les pulvérisations biodynamiques » reconnaît que la 500 est fabriquée à partir de fumier de vache « transformée par une fermentation d’une demi-année » et que la 501 est « pulvérisée » et soumise « à un processus d’altération pendant de nombreux mois », mais il ne mentionne pas l’utilisation d’une corne de vache pour canaliser les forces cosmiques. L’article part du principe que les agriculteurs n’ont pas besoin de savoir exactement comment produire les préparations puisqu’ils les achètent auprès de l’association, mais il donne des instructions pour la dilution et la pulvérisation.97 Les articles plus détaillés étaient formulés en termes scientifiques plutôt qu’alchimiques ou spirituels, faisant référence à des ingrédients tels que le pissenlit, l’achillée, le chêne, la camomille, l’ortie et la valériane comme sources d’«hormones biocatalytiques».98 La revue contenait de nombreux articles consacrés aux résultats de la recherche, et ceux-ci impliquaient plus souvent des tests conventionnels sur le terrain que les méthodes morphogénétiques propres à l’anthroposophie. Les articles de la revue cherchaient également à étendre le concept d’interconnexion à l’agriculture. Dans « The Weed Problem », Virginia Moore fait l’éloge des mauvaises herbes en tant que « riches réserves de minéraux dont nos plantes cultivées, au service de la civilisation, ont besoin ». Comme les tragédies de Shakespeare l’ont démontré, écrit-elle, « le mal ne doit pas être éliminé mais transformé en bien ».99 L’article de William James McCauley intitulé « Why the Farmer’s “Pay” is Low » (Pourquoi le salaire de l’agriculteur est-il bas ?) a été une première tentative de relier la biodynamie aux enseignements de Steiner sur l’économie, en proposant « que le revenu soit basé sur les besoins d’un homme et de sa famille, et non sur sa capacité à produire de la valeur économique ». Après cette suggestion plutôt utopique (reprise dans les propositions contemporaines pour un revenu de base universel, qui a la faveur de nombreux étudiants en anthroposophie), McCauley note que les bas salaires sont surtout compensés par « un sentiment de liberté et d’indépendance qui vient du fait même que l’on n’est pas totalement immergé dans l’organisme économique » et « la révérence qui emplit l’âme de celui qui joint ses mains dans une union avec la Terre ».100
Les années de guerre ont été très difficiles pour la biodynamie en Allemagne et en Europe centrale. Le centre de recherche de Pfeiffer à Loverendale a été détruit lorsque l’Allemagne a envahi les Pays-Bas ; il a en fait été inondé par l’eau de mer pendant plus d’un an.101 Après que les nazis se sont retournés contre la biodynamie en 1941, les grandes fermes qui avaient existé en Silésie ont été fermées. Nombre d’entre elles se trouvaient sur un territoire qui est finalement tombé sous la domination soviétique – soit en Allemagne de l’Est, soit dans la Pologne reconstituée – où il n’y avait aucune possibilité de repartir à zéro.
Aux États-Unis également, les dernières années de la guerre ont été marquées par une interruption des activités de l’Association Biodynamique, en partie à cause du déménagement de Pfeiffer et de sa tuberculose. Les conférences régulières ont repris à la ferme Threefold en 1946.102 La ferme a augmenté sa capacité d’accueil en construisant un grand auditorium et un laboratoire de biodynamie pour Ehrenfried Pfeiffer. En 1952, Alice et Fred Heckel, parmi les premiers étudiants de Pfeiffer, reprirent la rédaction de Bio-Dynamics, signalant que le leadership du mouvement passait à une nouvelle génération. De nouvelles fermes s’installent près de Spring Valley et dans tout le pays : Les Golden Acres de Walter Stuber en Pennsylvanie, les 280 acres de Ludwig Piening à New York et la ferme Zinniker dans le Wisconsin, qui est aujourd’hui la plus ancienne ferme biodynamique cultivée sans interruption aux États-Unis. Comme ces noms le suggèrent, la communauté biodynamique aux États-Unis est peut-être devenue plus allemande dans les années d’après-guerre, lorsque les traumatismes de la guerre ont envoyé des réfugiés vers l’ouest.103 Mais les Afro-Americains ont également trouvé leur chemin vers le mouvement, notamment Josephine Porter, une mère célibataire de Pennsylvanie, qui avait acquis une réputation de « laitière des Poconos » en fournissant du lait frais aux familles, qu’elles puissent ou non le payer. En tant que secrétaire-trésorière de l’Association Biodynamique à partir de 1956, Porter a ancré le mouvement biodynamique dans une coopération accrue avec le mouvement environnemental plus large des années 1960.104
De l’agriculture biologique à l’environnementalisme
Bien que la biodynamie et l’agriculture biologique traditionnelle soient « écologiques » dans le sens où elles adoptent une vision holistique de l’organisme agricole et mettent l’accent sur les interconnexions entre les organismes, aucune des personnes que j’ai mentionnées jusqu’à présent ne se serait décrite comme participant à un mouvement « écologiste ». Un tel mouvement, avec son propre réseau de parties interconnectées, a pris conscience de lui-même à la fin des années 1960, lorsque le mouvement biologique s’est associé à des impulsions auparavant distinctes telles que le contrôle de la population et la préservation de la nature. Dans les années 1940 et 1950, comme dans les années 1920 et 1930, le thème de la santé humaine était plus important pour les partisans de l’agriculture biologique que le bien-être de la planète dans son ensemble. Lorsque l’environnementalisme de masse est apparu à la fin des années 1960, les adeptes de longue date de la biodynamie l’ont vécu non pas comme le fruit de leurs propres efforts, mais comme un mouvement extérieur qui les a poussés à développer des aspects de l’enseignement de Steiner qui étaient restés longtemps en sommeil. Cependant, le potentiel écologique de l’enseignement de Steiner n’était pas limité au mouvement biodynamique, et le développement de ce potentiel a commencé peu après la Seconde Guerre mondiale.
Lors du baby-boom d’après-guerre, par exemple, les élèves de Steiner se sont joints à la conversation sur la question de savoir si la planète pouvait supporter une population humaine en croissance rapide. En 1949, Ehrenfried Pfeiffer a reconnu qu’aux taux de productivité actuels, il n’y avait pas assez de terres cultivées pour subvenir aux besoins de la population humaine existante, et encore moins à ceux d’une population en forte augmentation. Mais il a mis en garde contre l’utilisation de produits chimiques pour augmenter les rendements, citant plutôt des agriculteurs suisses et indiens qui obtenaient des rendements élevés grâce à des méthodes de conservation intensives. Pour M. Pfeiffer, le véritable obstacle est l’économie capitaliste. Les petits agriculteurs, pressés d’atteindre des taux de productivité industriels, sont ruinés ; et lorsqu’ils s’installent dans les villes, leurs propres terres perdent leur fertilité à cause de la déshérence, tandis que les terres fertiles des banlieues ne servent plus à la production agricole. « Au lieu de nous demander s’il y a trop de monde dans le monde, conclut Pfeiffer, nous sommes obligés de nous demander s’il n’y a pas trop de monde à certains endroits et pas assez à d’autres ? »105.
Dix ans plus tard, René Querido, éducateur Waldorf, a présenté un scénario apocalyptique de dévastation écologique lors d’une conférence anthroposophique britannique. « La survie de l’homme sur la Terre est menacée de diverses manières […] De grandes parties de la Terre deviendront-elles inhabitables et un grand nombre de personnes seront-elles exterminées en raison des dangers de la radioactivité incontrôlée qui se répand rapidement ? Ou bien assisterons-nous dans un avenir proche aux terribles dévastations causées par des catastrophes naturelles accompagnées de la mort et de la souffrance de centaines de milliers d’hommes, de femmes et d’enfants ? » S’appuyant en particulier sur les travaux de Fairfield Osborn, qui a publié Our Plundered Planet en 1948, Querido s’est fait l’écho de l’appel d’Osborn en faveur d’un « changement de cœur ». Mais alors qu’Osborn insistait sur la nécessité de contrôler la population, Querido suggérait qu’en reconnaissant « la nécessité de coopérer avec la nature », les hommes pourraient cesser d’être des pilleurs et devenir des guérisseurs de la terre. Il a également intégré la critique anthroposophique classique de la science matérialiste : Si nous considérons la terre comme « un conglomérat de matière morte tourbillonnant dans l’espace […] nous ne parviendrons à rien ». L’alternative de Querido était résolument cosmique : alors que l’effusion du sang d’Abel avait « privé [la Terre] de sa virginité », écrivait-il, l’effusion du sang du Christ avait entamé le processus de transformation de la Terre en soleil. « Mais la rédemption de la terre ne peut avoir lieu sans la participation active de l’homme »106.
En 1965, la Société Anthroposophique d’Amérique a transformé son bulletin d’information en Journal for Anthroposophy.107 Le deuxième numéro contenait un article de

sur « La dignité de la terre », membre de longue date du Conseil exécutif de la Société anthroposophique, qui venait de succéder à Günther Wachsmuth à la tête de la Section des sciences naturelles du Goetheanum. Il commença par une affirmation saisissante : « L’essor de la science moderne est lié à la dégradation de la terre ». Cela ressemble à la rhétorique de l’écologie profonde. Mais la « dégradation » que Poppelbaum avait à l’esprit n’était pas la pollution ou l’extinction des espèces, mais plutôt la dégradation symbolique de la planète Terre. Copernic avait transformé le centre de l’univers en « grain de poussière », Darwin avait discrédité « l’origine spirituelle de l’homme » et Freud avait achevé de transformer l’homme en animal. Cela ressemble à la rhétorique antimoderne de Lord Northbourne et d’autres pérénistes. Pourtant, à la suite de Steiner, Poppelbaum a recontextualisé Copernic, Darwin et Freud. L’humiliation de l’humanité et de la terre était aussi une « exaltation du pouvoir de compréhension de l’homme » et, en tant que telle, elle était un test donné par « l’esprit du nouvel âge » : l’humanité pouvait-elle aimer la vérité au point d’accepter son propre détrônement ? Selon Poppelbaum, la réussite de ce test permettrait à l’humanité de reconnaître la véritable base de la dignité humaine, qui n’est pas notre centralité physique, mais notre « aspiration à la connaissance ». Cette quête de la connaissance révélerait à son tour le « double secret » qui lie l’humanité à la terre : « L’image complète de l’Homme ainsi obtenue ne pouvait manquer d’inclure une image restaurée de la Terre ». Poppelbaum conclut que l’humanité moderne est mise au défi de reconnaître que la grandeur de la Terre, comme celle de l’humanité, ne dépend pas de sa stature physique mais de sa capacité à se développer en permanence.108
Dans un sens, l’article de Poppelbaum aurait tout aussi bien pu être écrit en 1925 qu’en 1965. Il contient peu d’idées que l’on ne retrouve pas dans les écrits de Steiner, et son affirmation répétée selon laquelle les humains sont qualitativement différents des animaux offenserait à la fois les écologistes à l’esprit scientifique et les Gaïens adorateurs de la nature. Mais ces affirmations sont accompagnées de phrases évocatrices suggérant le caractère inséparable de l’homme et de la terre : « mentalité consciente de la terre », « humilité envers la terre », « l’impulsion christique dans la nature spirituelle de la terre agit comme une semence qui garantit la régénération de cette place unique dans le cosmos ». En 1965, ces phrases signalaient l’alignement de l’anthroposophie sur un nouveau mouvement issu en partie du travail de deux jardiniers biodynamiques (l’un d’entre eux a fait l’objet d’un article dans le même numéro de la Revue d’Anthroposophie), qui avaient lancé quelques années plus tôt une campagne contre les pesticides chimiques.
Évangélistes et alliés contre le DDT : Spock, Richards et Carson

Marjorie Spock (1904-2008) a été pendant toute sa vie un pilier de l’activité anthroposophique aux États-Unis. Sœur du célèbre « baby doctor » Benjamin Spock, elle a découvert l’anthroposophie par les arts. Adolescente, elle participe au camp Shakespeare fondé par l’anthroposophe Katherine Everts, où elle est enchantée par les récits de Dornach. Elle a retardé ses études pour visiter Dornach et a réussi à assister à la fois à l’incendie du premier Goetheanum et à au Congrès de Noël, au cours duquel Steiner a refondé la Société Anthroposophique. Après avoir suivi une formation en eurythmie à Stuttgart, Spock enseigne à l’école Rudolf Steiner de New York, à l’école éphémère de Mainewoods fondée par Roger et Marion Hale, et à l’école Waldorf de Garden City. Elle rencontre Polly Richards lors d’une conférence Waldorf, et les deux femmes partagent le même foyer pendant une grande partie du reste de la vie de Polly Richards. Polly était aussi fragile physiquement que Marjorie était robuste, et ensemble elles appréciaient la biodynamie comme moyen de maintenir Polly en bonne santé. Elles ont été indignées lorsque leur maison et leur jardin à Long Island ont été inclus dans un programme gouvernemental qui pulvérisait des quantités massives de DDT pour lutter contre les papillons de nuit.109

En 1957, Spock et Richards intentent une série de procès pour faire cesser les épandages. Au cours des trois années suivantes, leur affaire a reçu le soutien de l’ancien président de la société Audubon, Richard Murphy (également jardinier à Long Island, et donc coappelant), de la British Soil Association (qui a apporté une contribution financière) et de la revue Bio-Dynamics (qui a consacré un numéro complet au sujet en janvier 1958). L’affaire a fait l’objet d’une couverture détaillée dans le New York Times et s’est rendue jusqu’à la Cour suprême, où son rejet initial a été confirmé. Spock et Richards ont recueilli des milliers de pages de témoignages d’experts pour leur procès et, à partir de février 1958, ils ont partagé ces informations avec l’autrice écologiste Rachel Carson, qui leur a écrit au moins cinquante-sept lettres au cours du procès. Ils ont également mis Carson en contact avec Ehrenfried Pfeiffer, qui était l’un des nombreux témoins experts participant au procès. Carson s’est servie de leur témoignage comme base scientifique pour Silent Spring (Le printemps silencieux), son récit brillamment écrit en 1962 sur la menace que représente le DDT pour les oiseaux et, par extension, pour toutes les espèces de la planète.110 La question du DDT a fait l’objet d’une couverture continue dans le journal américain Bio-Dynamics. En Grande-Bretagne, l’anthroposophe John Davy, correspondant scientifique de l’Observer, publia des extraits du Printemps silencieux dans ce journal, incitant ainsi un éditeur à publier le livre dans son intégralité. Davy sera plus tard vice-directeur de l’Emerson College (un centre de formation anthroposophique) et secrétaire général de la branche britannique de la Société Anthroposophique.111
Le printemps silencieux est considéré comme le texte fondateur de l’environnementalisme contemporain. Il a été écrit à une époque où l’agriculture biologique avait disparu de la scène publique, mais il a eu pour effet de donner à l’agriculture biologique une nouvelle pertinence en la reliant non seulement à la santé humaine, mais aussi à la santé des systèmes naturels dans leur ensemble. Cela a permis à l’agriculture biologique de s’associer à la préservation de la nature, à la lutte contre l’extinction des espèces et aux campagnes de lutte contre la pollution. Elle s’inscrivait également dans les mouvements sociaux des années 1960, principalement de gauche, comme le suggère Marjorie Spock dans un essai de 1971 qui déplore les conséquences de l’impérialisme en Amérique du Nord : « Les Indiens ont été entassés dans des réserves sans valeur, les Noirs n’ont pas été reconnus en tant qu’espèce humaine. Les vastes ressources du continent ont été exploitées, la nature polluée et dévastée »112.
Pourtant, en 1970, peu d’écologistes auraient dit que leur mouvement s’était développé à partir des graines plantées par Rudolf Steiner en 1924. Cela s’explique en partie par le fait que les dirigeants anthroposophiques de l’époque ne partageaient pas entièrement l’engagement de Spock et Richard en faveur de la construction d’alliances. Charlotte Parker, de Threefold Farm, est la seule anthroposophe à avoir contribué financièrement à leur cause. Bien que Spock et Richards soient convaincus que « les anthroposophes devraient toujours être à l’avant-garde » de la « lutte pour le bien-être d’une terre menacée de toutes parts de destruction finale », la réponse à l’époque est « froide et vraiment négative ».113 D’autre part, Carson n’a pas reconnu qu’elle s’était appuyée sur Spock et Richards, ni d’ailleurs sur aucun défenseur de l’agriculture biologique, dans les pages de Printemps silencieux, et elle n’a pas vécu assez longtemps pour rédiger l’étude de suivi sur « la gestion avisée des sols comme seul moyen de contrôle adéquat des insectes » que Marjorie Spock espérait114. L’historien de l’agriculture John Paull, qui a minutieusement documenté cette histoire, suggère que la raison la plus probable est la stratégie militante de Carson : au cours du procès, les liens avec le mouvement biologique ont été acceptés par les juges comme des raisons de discréditer le témoignage d’un expert. Des livres antérieurs sur le DDT, écrits par des militants de l’agriculture biologique, n’avaient pas réussi à attirer l’attention du public. Carson a donc choisi de laisser les faits parler d’eux-mêmes, sans reconnaître le mouvement social et le réseau qui lui avaient permis d’accéder à ces faits.115 Le résultat a été heureux : à partir des années 1970, les élèves de Steiner se sont engagés dans le mouvement environnemental, non pas comme quelque chose qu’ils avaient créé ou qu’ils devaient contrôler, mais comme une nouvelle réalité à observer et dont il fallait tirer des enseignements. L’anthroposophie et l’environnementalisme s’en sont trouvés transformés.
Notes
1 John Paull, “The Secrets of Koberwitz: The Diff usion of Rudolf Steiner’s Agriculture Course and the Founding of Biodynamic Agriculture,” Journal of Social Research & Policy 2, no. 1 (July 2011): 19–21; Herbert H. Koepf and Bodo von Plato, Die biologisch-dynamische Wirtschaftsweise im 20. Jahrhundert: Die Entwicklyngsgeschichte der biologisch-dynamischen Landwirtschaft (Dornach, Switzerland: Verlag am Goetheanum, 2001).
2 Un mouvement de renouveau religieux inspiré de l’anthroposophie, ndt.
3 Koepf et von Plato, Die biologisch-dynamische Wirtschaftsweise, 24–30, 58–59.
4 G. A. M. Knapp, “Spirit in Matter, The Work of L. Kolisko,” Journal for Anthroposophy 26 (Autumn 1977): 6–18.
5 Wilhelm Spiess, “The Influence of the Stars on Earthly Substances,” Anthroposophical Movement 4, no. 42 (October 16, 1927): 238–39.
6 Cité dans Caroline von Heydebrand, “Anthroposophy, Science and Education,” Anthroposophical Movement 4, no. 6 (February 6, 1927): 44–46 (a review of Lili Kolisko, Preuve physiologique de l’efficacité des plus petites entités pour 7 métaux [Dornach, Switzerland: Philosophisch-Anthroposophischer Verlag, 1926]).
7 Alla Selawry, Ehrenfried Pfeiff er: A Pioneer in Spiritual Research and Practice: A Contribution to His Biography, trans. Joe Reuter (Spring Valley, NY: Mercury Press, 1992), 9–10, 47–48.
8 Ehrenfried Pfeiffer, Formative Forces in Crystallization (London: Rudolf Steiner, 1936), 9–11, 15–16, 18–19. Cet ouvrage est une traduction abrégée de deux ouvrages publiés en allemand en 1930 et 1931.
9 Pfeiffer, Formative Forces, 24–39.
10 Selawry, Ehrenfried Pfeiffer, 49–50.
11 Günther Wachsmuth, avant-propos à Pfeiffer, Formative Forces, xi–xiv.
12 Selawry, Ehrenfried Pfeiffer, 38–40.
13 “Announcement from the Experimental Group of Anthroposophical Agriculturists,” Anthroposophical Movement 4, no. 6 (February 6, 1927): 47.
14 Koepf et von Plato, Die biologisch-dynamische Wirtschaftsweise, 59.
15 Paull, “Secrets of Koberwitz,” 22–23.
16 Rudolf von Koschutzki, “Anthroposophy and Agriculture,” Anthroposophical Movement 4, no. 12 (March 20, 1927): 92–95.
17 Ehrenfried Pfeiff er, “The Work of the Agricultural Experimental Group,” Anthroposophical Movement 5, no. 5 (January 29, 1928): 34.
18 Erhard Bartsch, “The Present Position in Agriculture,” Anthroposophical Movement 5, no. 9 (March 4, 1928): 69–71.
19 “Sins against Nature,” Anthroposophical Movement 4, no. 23 (June 5, 1927): 179–81
20 A. Usteri, “Factory, Forest and Farm,” Anthroposophical Movement 4, no. 40 (October 2, 1927): 213–14.
21 “News of the Research Group of Anthroposophical Agriculturists,” Anthroposophical Movement 4, no. 5 (January 30, 1927): 38–39
22 Pfeiffer, “Agricultural Experimental Group,” 34–35.
23 Demeter, “History,” What Is Demeter?, accessed August 1, 2016, www.demeter.net/what-is-demeter/history
24 Alan Brockman, “Comment: Standards in Food Production,” Anthroposophical Quarterly 17, no. 3 (Autumn 1972): 60
25 “Waldorf Education: Expansion in the Twentieth Century,” in Waldorf Education Worldwide, 26
26 Bodo von Plato, ed., Anthroposophie im 20. Jahrhundert: Ein Kulturimpus in Biografi schen Porträts (Dornach, Switzerland: Verlag am Goetheanum, 2003), 983–84.
27 Evelyn Speiden Gregg, “The Early Days of Bio-Dynamics in America,” Bio-Dynamics 119 (Summer 1976): 27.
28 “The Threefold Community . . . What brought it about?” Ce texte non daté faisait apparemment partie d’une lettre d’information, manifestement rédigée par Ruth Pusch, qui s’inspirait de la brochure de Charlotte Parker intitulée « A Short History of the Threefold Community » et d’entretiens avec Parker et Gladys Barnett Hahn. Archives de la Threefold Community, tiroir intitulé « Threefold History », dossier suspendu intitulé « Obituaries », dossier intitulé « Threefold History SV ».
29 Gregg, “Early Days,” 26–30
30 John Paull, “The Betteshanger Summer School: Missing Link between Biodynamic Agriculture and Organic Farming,” Journal of Organic Systems 6, no. 2 (2011): 15
31 Adolf Hitler, Völkischer Beobachter, March 15, 1921, trans. Stephen E. Usher.
32 “Waldorf Education: Expansion in the Twentieth Century,” in Waldorf Education Worldwide: The Development of Waldorf Education Including Anthroposophical Curative Education and Social Therapy, trans. Johanna Collis and Martyn Rawson (Berlin: Friends of Waldorf Education, 2001), 26.
33 “The Executive Board’s Letter to Adolf Hitler,” in T. H. Meyer, The Development of Anthroposophy since Rudolf Steiner’s Death: An Outline and Perspectives for the Future, compile et édité par Paul V. O’Leary, trans. Matthew Barton (Great Barrington, MA: Steiner Books, 2014), 228–31
34 G. Vogt, “The Origins of Organic Farming,” in Organic Farming: An International History, ed. W. Lockeretz (Oxfordshire, UK: CAB International, 2007), 22–23; Anna Bramwell, Ecology in the 20th Century: A History (New Haven, CT: Yale University Press, 1989), 195–208; Peter Staudenmaier, Between Occultism and Nazism: Anthroposophy and the Politics of Race in the Fascist Era (Leiden: Brill, 2014); Anna Bramwell, Blood and Soil: Richard Walther Darré and Hitler’s “Green Party” (Abbotsbrook, UK: Kensal Press, 1985); Uwe Werner, Anthroposophen in der Zeit des Nationalsozialismus (1933–1945) (Munich: Oldenbourg, 1999)
35 Meyer, Development.
36 Peter Selg, Spiritual Resistance: Ita Wegman 1933–1935 (Great Barrington, MA: Steiner Books, 2014).
37 Ehrenfried Pfeiffer, Bio-Dynamic Farming and Gardening: Soil Fertility Renewal and Preservation, trans. Fred Heckel (London: Rudolf Steiner, 1938; New York: Anthroposophic Press, 1938). L’édition allemande est Die Fruchtbarkeit der Erde: Ihre Erhaltung und Erneuerung (Basel: Verlag Zbinden and Hügin, 1938).
38 Pfeiffer, Bio-Dynamic, iii, 15, 65, 103.
39 Ibid., 24–35, v, 5. Bien que les mots anglais Earth et allemand Erde puissent tous deux signifier soit le sol, soit la planète, le contexte montre clairement que Pfeiffer a l’intention d’utiliser ce dernier terme, car il écrit qu’aucune ferme ne peut à elle seule arrêter « l’écœurement de la terre entière ». Cependant, Pfeiffer a fait plus souvent référence au sol vivant (Boden) qu’à la terre vivante. Voir Die Fruchtbarkeit der Erde, 9
40 Pfeiffer, Bio-Dynamic, 81–82.
41 Ibid., 1–5.
42 Ibid., 143–63. La méthode de Pfeiffer différait des normes scientifiques sur un point important : parce que les instructions pour réaliser les préparations n’étant pas publiques, les autres scientifiques ne pouvaient pas reproduire les expériences de Pfeiffer.
43 Ibid., 187–90.
44 Ibid., 210–11, 215.
45 Ibid., 58, 11.
46 Ibid., 23.
47 Steiner, “Agriculture Course,” lecture 5.
48 Pfeiffer, Bio-Dynamic, 22.
49 Ibid., vi, 45–46, 162.
50 Vogt, “Origins,” in Lockeretz, Organic Farming, 14–16
51 Albert Howard, An Agricultural Testament (London: Oxford, 1940), 159–60; Albert Howard, The Waste Products of Agriculture: Their Utilization as Humus (London: Oxford University Press, 1931).
52 Howard, Agricultural Testament, ix.
53 Howard, Agricultural Testament, 27, x ; Steiner, “Agriculture Course,” lecture 5.
54 Howard, Agricultural Testament, 1–4, 17–18, 33, 19–20, 104.
55 Ibid., 171–80, 184–85, 197–98, 220–21.
56 Ibid., 18, 196, 189, 22, 185.
57 Ibid., 161.
58 Ibid., 37, 104–15.
59 Viscount Lymington, Famine in England (London: Witherby, 1938), 19, 42, 49, 52.
60 Paull, “Betteshanger,” 18–19.
61 Rebecca Kneale Gould, At Home in Nature: Modern Homesteading and Spiritual Practice in America (Berkeley: University of California Press, 2005).
62 Jeffrey D. Marlett, Saving the Heartland: Catholic Missionaries in Rural America, 1920–1960 (DeKalb: Northern Illinois University Press, 2002).
63 Conford, Origins, 166–67; Mike Tyldesley, “Proposals and Activities for a Threefold Social Order in Britain, c. 1920-c. 1950,” accessed July 20, 2016, https://s3-eu-west-1.amazonaws.com/articles-and-essays/Tyldesley-ThreefoldSocial-Order.pdf
64 Lord Northbourne, Look to the Land (London: Basis Books, 1940), 98.
65 John Paull, “Lord Northbourne, the Man Who Invented Organic Farming, a Biography,” Journal of Organic Systems 9, no. 1 (2014): 31–53; Paull, “Betteshanger,” 13–26.
66 Northbourne, Look, 3.
67 Ibid., 100–101, 9, 97, 154, 21, 79.
68 Ibid., 8, 190.
69 Ibid., 19–20, 48, 51–52.
70 Ibid., 25–26, 32, 118, 135, 140, 143–45, 185/
71 Ibid., 104–5, 187.
72 Ibid., 84–85, 180.
73 Ibid., 173.
74 Ibid., 166–67, 28, 81, 169, 88.
75 Ibid., 75, 181.
76 Lord Northbourne, Looking Back on Progress (Lahore, Pakistan: Ever Green Press, 1983), 7–8. (Cette édition indique que le texte a été protégé par des droits d’auteur en 1970.)
77 Northbourne, Looking Back, 10, 22.
78 Ehrenfried Pfeiffer, “Prosperity—Security—The Future,” Bio-Dynamics 1 (Summer 1941): 5.
79 Northbourne, Look, 191.
80 Eve Balfour, The Living Soil (London: Faber and Faber, 1943), 21, 143, 135–36.
81 Ibid., 143, 169–72, 49.
82 Ibid., 190, 193–95.
83 Ibid., 107, 55–56, 52.
84 Eve Balfour, introduction à Ehrenfried Pfeiffer, Soil Fertility, Renewal and Preservation (Peredur, East Grinstead: Lanthorn Press, 1947), 12–13. L’introduction de Balfour est réimprimée dans Bio-Dynamics 5, no. 2 (Spring 1947): 22–24
85 Eve Balfour, “Towards a Sustainable Agriculture: The Living Soil” (talk given at an International Federation of Organic Agriculture Movements [IFOAM] conference, Switzerland, 1977), accessed August 5, 2016, http://
journeytoforever.org/farm_library/balfour_sustag.html.
86 J. I. Rodale, “Introduction to Organic Farming,” Organic Farming and Gardening 1, no. 1 (May 1942): 3.
87 Ehrenfried Pfeiff er, “Introduction to the Bio-Dynamic Techniques,” Organic Farming and Gardening 1, no. 1 (May 1942): 8–9.
88 Gregg, “Early Days,” 32–36; Barnes, Into the Heart’s Land: A Century of Rudolf Steiner’s Work in North America (Great Barrington, MA: Steiner Books, 2005), 209–11; Richard B. Gregg, “Kimberton Farms,” Bio-Dynamics 3, no. 1 (Summer 1943): 32–33.
89 Waldemar A. Nielsen, Golden Donors: A New Anatomy of the Great Foundations (Piscataway, NJ: Transaction, 2001), 168–76.
90 Ehrenfried Pfeiffer, A Modern Quest for the Spirit, compile avec une introduction de Thomas Meyer, trans. Henry Goulden (Chestnut Ridge, NY: Mercury Press, 2010); William Kracht (physicien et physician et actuel dirigeant de la Fraternitas Rosae Crucis), mail échangé avec l’auteur, printemps 2016.
91 Joseph Kip Kosek, Acts of Conscience: Christian Nonviolence and Modern American Democracy (New York: Columbia, 2009), 223–24.
92 Richard B. Gregg, “The Winter Lecture Course at Kimberton Farms Agricultural School,” Bio-Dynamics 2, no. 1 (Spring and Summer 1942): 35–37; Evelyn Speiden Gregg, “The Early Years of Bio-Dynamics in America (Part
II),” Bio-Dynamics 120 (Fall 1976): 7–18; Barnes, Into the Heart’s Land, 212.
93 Pfeiffer, “Prosperity,” 1–5.
94 Ehrenfried Pfeiffer, “Bio-Dynamic Farming and Gardening,” Bio-Dynamics 1, nos. 3–4 (Winter 1941): 1–6
95 E. Riese, F. Bessenich, and E. Pfeiffer, “Dynamic Forces Practically Applied,” Bio-Dynamics 1 (Winter 1941): 7-11.
96 J. Schultz, “Cosmic Rhythms,” Bio-Dynamics 1 (Winter 1941): 21–25.
97 “The Bio-Dynamic Sprays,” Bio-Dynamics 3, no. 1 (Summer 1943): 1–9.
98 Virginia Moore, “The Weed Problem,” Bio-Dynamics 3, no. 1 (Summer 1943): 15.
99 Moore, “Weed Problem,” 14–16.
100 William James McCauley, “Why the Farmer’s ‘Pay’ Is Low,” Bio-Dynamics 3, no. 2 (Winter 1944–45):
101 Gregg, “Early Days,” 30.
102 Gregg, “Bio-Dynamics in America (Part II),” 21–22.
103 Evelyn Speiden Gregg, “The Early Years of Bio-Dynamics in America (Part III),” Bio-Dynamics 121 (Winter 1977): 16–23; Barnes, Into the Heart’s Land, 213–18.
104 Barnes, Into the Heart’s Land, 218–29.
105 Ehrenfried Pfeiff er, “Are There Too Many People in the World?”, Golden Blade 1 (1949): 31.
106 R. M. Querido, “Man and the Earth,” Anthroposophical Quarterly 5, no. 2 (Summer 1960): 13–16.
107 Henry Barnes, “Journal for Anthroposophy,” Journal for Anthroposophy 1 (Spring 1965): 1.
108 Hermann Poppelbaum, “The Dignity of the Earth,” Journal for Anthroposophy 2 (Autumn 1965): 5–8.
109 Barnes, Into the Heart’s Land, 112–31.
110 John Paull, “The Rachel Carson Letters and the Making of Silent Spring,” Sage Open (July-September 2013): 1–12.
111 John Davy, “Menace in the Silent Spring,” Observer, February 17, 1963; rept. in John Davy, Hope, Evolution, and Change: Selected Essays (Stroud: Hawthorn Press, 1985): 221–27. Citations refer to the 1985 edition. Vivian Griffiths, “How ‘Silent Spring’ Came to Britain,” New View 70 (January–March 2014): 3–5
112 Marjorie Spock, “North America under a Light Sky,” Golden Blade 23 (1971): 121–22, quoted in Barnes, Into the Heart’s Land, 126.
113 Barnes, Into the Heart’s Land, 125.
114 Marjorie Spock, “Rachel Carson—In Memoriam,” Bio-Dynamics 71 (Summer 1964): 2.
115 Paull, “Rachel Carson Letters,” 8–9.CC