La plante comme intermédiaire

pissenlit

Par Nadia BREDA, anthropologue à l’Université de Florence en Italie.

Titre original : The plant in between. Analogism and entanglement in an Italian community of anthroposophists. Publié dans la revue ANUAC. VOL. 5, N° 2, DICEMBRE 2016: 131-157.

Résumé de l’article

L’article analyse la relation particulière avec le monde des plantes développée par l’anthroposophie dans le cadre d’une nouvelle perspective appelée le « tournant végétal » ou  » plant turn » . L’anthroposophie est analysée comme une forme particulière d’analogisme (Descola 2005), historiquement dérivé de la philosophie de Rudolf Steiner et qui a par la suite évolué vers des pratiques anthroposophiques contemporaines que l’auteur a rencontrées au cours son travail de terrain dans une communauté du nord-est de l’Italie. Tant les textes de Steiner que l’analyse des pratiques anthroposophiques contemporaines révèlent un rapport avec le monde des plantes que l’auteur lit à la lumière des catégories d' »imbrication » du monde de Tim Ingold, l’interpénétration d’éléments et leur devenir incessant (Ingold, 2011). Le résultat est une représentation du monde végétal impliquant le cosmos entier, les humains et les non-humains, terrestre et céleste, dans une expansion cosmique des relations entre les êtres typiques de analogies. Les pratiques se référant au monde végétal mises en œuvre par les anthroposophes sont intenses, engageantes, basées sur le dialogue et provocatrices dans leur capacité à remettre en cause de nombreux des éléments du naturalisme et traitent d’un monde contemporain caractérisé par des crises écologiques.

Conclusion

L’une des raisons pour lesquelles un analogisme peut résister de manière karstique pendant plusieurs siècles et apparaître ensuite dans le temps présent, est peut-être expliquée par Descola : « Le collectif analogique est unique, divisé en une hiérarchie de segments, et se rapporte exclusivement à lui-même. Il est donc autosuffisant, car il contient en son sein toutes les relations et les facteurs déterminants nécessaires à son existence et à son fonctionnement ». L’analogisme anthroposophique que j’ai connu et décris ici peut être considéré comme une cosmologie qui, comme l’a souligné Descola, était à bien des égards autosuffisante au point de pouvoir traverser les siècles sans être anéantie par le naturalisme, refermée sur elle-même. Cela ressemble à la perception courante de l’anthroposophie : un monde fermé sur lui-même, fanatique, antimoderne, alternatif. Cette caractéristique le soumet à deux évaluations opposées : d’un côté, il est considéré comme attrayant – dans un monde écologiquement dévasté – pour sa capacité à être en relation avec le monde naturel au sens large, à élaborer des modes de vie durables, avec des gestes de soins et des pratiques de manipulation qui intègrent des tendances mystiques, des philosophies orientales et des approches écologiques. Mais d’un autre côté, elle est imprégnée de préjugés et de stéréotypes. Au cours de mes recherches sur le terrain, j’ai souvent connu des formes d’ostracisme et de condamnation des anthroposophes en raison d’un manque de compréhension de leur philosophie, de ses caractéristiques et de sa tentative de rester dans ce monde et de changer avec lui.

Avec cette étude, j’ai essayé de pénétrer cette philosophie, de la comprendre de l’intérieur, et d’observer ses pratiques, en essayant de l’expliquer et de l’interpréter avec des catégories qui ne sont pas anthroposophiques. C’est ce que j’appelle « l’anthropologie de l’anthroposophie ». C’est ici que commence le grand travail, certainement pas achevé dans cet article, de l’analyse de cet analogisme contemporain. La plante, dans son tissage analogique complexe, nous montre qu’un sujet, dans cette cosmologie, ne représente plus un élément unique, mais plutôt un « paysage multi-espèces » complexe, qui réunit l’humain et le non-humain. Est-ce le cas pour tous les éléments anthroposophiques ? Y a-t-il des différences entre les êtres humains et non-humains, dans ce système ? Que dit l’anthroposophie à propos de l’intériorité, comment la décrit-il ? Où se termine la physicalité de ses éléments, où commence-t-elle, et quelle est la matière de cet analogisme ? Qu’arrive-t-il à la dichotomie nature/culture dans cet analogisme ? Et, surtout : comment les mouvements anthroposophiques contemporains manipulent-ils ces concepts, comment les combinent-ils en période de changement climatique, d’anthropocène et de catastrophes écologiques pour les êtres humains et non humains ? L’ethnographie a encore un long chemin à parcourir dans cet analogisme pour répondre à ces questions.

A propos de l’auteur

Nadia BREDA est professeur adjoint à l’université de Florence, en Italie. Elle a étudié à Université de Venise, à l’EHESS de Paris et de Toulouse, et est titulaire d’un doctorat de l’Université « La Sapienza » à Rome. Ses intérêts de recherche portent sur la relation entre la société et la nature. Son travail ethnographique de terrain porte sur les connaissances locales, la gestion de la biodiversité, les conflits environnementaux, la politique de l’eau et des zones humides. Elle a a également édité la version italienne de Par-delà Nature et Culture de Philippe Descola.