L’agronomie, une science normale interrogée par la biodynamie ?

agronomie et biodynamie

Auteurs :

Claude COMPAGNONE, AgroSup Dijon, Inra CESAER

Philippe PRÉVOST, Institut agronomique, vétérinaire et forestier de France (Agreenium), chercheur associé AgroSup/Eduter, Développement professionnel et formation

Laurence SIMONNEAUX, ENSFEA Toulouse, Université fédérale de Toulouse, UMR EFTS

Dominique LÉVITE, FiBL (Institut de recherche pour l’agriculture biologique en Suisse)

Maurice MEYER, Agriculteur, Ferme Sainte Blaise en Alsace

Christophe BARBOT, Chambre d’agriculture d’Alsace

Nous reproduisons ici le résumé, l’introduction et la conclusion de l’article.

Dans le cadre d’un atelier des Entretiens du Pradel, des pratiques d’agriculteur et de chercheur en agriculture biodynamique ont permis d’interroger les modes de production et de partage des savoirs pour l’action dans ce mode d’agriculture.

D’autres formes de rationalité

La prise en compte d’autres formes de rationalité que la seule rationalité scientifique, à la fois par une approche philosophique particulière et des formes d’expérimentation non conventionnelles, rend le dia-logue sur les savoirs difficile entre les agronomes de la science normale (Kuhn, 1962) et les agronomes qui pratiquent l’agriculture biodynamique. Pour autant, la pratique de l’agriculture biodynamique se développant, il apparaît important que des agronomes de la recherche et du développement se confrontent à cette autre façon de penser et de faire, ne serait-ce que pour construire un discours éclairé sur cette manière de produire.

Changement de paradigme

Le statut des savoirs à partir desquels des pratiques sont développées est une question qui traverse l’épistémologie et l’anthropologie sociale. Les sciences agronomiques, bien évidemment, en tant que sciences, se trouvent soumis à ce même questionne-ment qui les amène à préciser leurs modalités de production de connaissances. Ces modalités de production peuvent tenir de l’évidence dans un régime de main stream dans lequel s’inscrit la science normale, c’est-à-dire la science dont les critères ont valeur de norme pour la grande majorité de la communauté scientifique. Cette façon de pensée normale peut basculer au cours du temps sur une autre façon de penser, comme l’a montré Thomas S. Kuhn (2008, 1ère édition 1962) en étudiant la structure des révolutions scientifiques. Des défenseurs d’une science extraordinaire peuvent contester la science normale dans sa capacité à rendre compte du réel et à agir sur lui. Cette contestation peut conduire à une modification de la norme ou ne pas aboutir à cette modification.

Ces changements paradigmatiques empêchent de concevoir une progression de la connaissance qui se ferait de manière linéaire et purement cumulative, la modification du cadre de pensée entraînant, de fait, une contestation dans une certaine mesure des connaissances produites dans ce cadre. Dans Les mots et les choses, Michel Foucault, en étudiant le rapport du langage à la réalité des choses, montre ainsi comment un certain type de connaissance se trouve au cours du temps disqualifié. L’anthropologie sociale, quant à elle, fait apparaître comment des savoirs, de nature pré-scientifique, parce que pas encore rentrés dans le champ de la science, ou locaux, parce qu’adaptés à un cadre singulier, naturel ou social, s’avèrent pertinents pour permettre aux individus d’agir dans leur situation particulière (Darré, 1985).

Il nous a semblé intéressant, dans notre réflexion sur la production et le partage des savoirs agronomiques, d’observer des situations dans lesquelles les savoirs agronomiques de la science normale pouvaient être contestés par une forme de connaissance et un cadre de pensée que l’on peut qualifier, à la suite de Kuhn, de science extraordinaire. Il ne s’agit plus ici d’explorer des fronts de recherche peu abordés par la science normale, où de voir comme les problèmes ou les approches s’élargissent dans cette science, mais d’identifier des objets exotiques1 pour cette science. Quelle que soit la posture épistémologique que l’on défend, la mise en relief de ces objets exotiques permet, à rebours, d’interroger cette science normale dans ses conceptions, ses méthodes, et finalement ses évidences. Toutefois, l’usage dans notre propos de l’expression science extraordinaire peut prêter à confusion. En effet, la contestation qui s’opère de la science normale ne s’opère pas en interne de la seule science. Cette contestation dépasse cette dernière par le corps philosophique et de pratiques qui la fondent. Nous utiliserons donc ici l’expression de science extraordinaire de Kuhn dans un sens plus large, où l’empan des savoirs pris en compte intègre des approches qui se réclament de la science mais pas uniquement.

Pour conduire cette réflexion, nous nous sommes penchés sur le cas de l’agriculture biodynamique. Le traitement de ce cas permet de rendre compte du cadre conceptuel singulier à partir duquel les choses sont appréhendées et les pratiques orientées. Dans un atelier des entretiens du Pradel ayant regroupé une vingtaine de personnes, un agriculteur et un chercheur ont ainsi été conviés à parler de leurs pratiques et de la manière dont ils conçoivent le mode de production dynamique. Cet atelier était animé par deux enseignants-chercheurs en sciences humaines et sociales.

Nous commencerons dans cet article par décrire les deux situations de travail de l’agriculteur et du chercheur. Nous verrons ensuite comment ils spécifient la connaissance propre à la biodynamie. À partir de ces éléments, nous nous interrogerons sur le statut de ces connaissances, de leur mode de production et de leur appréhension par la science normale. Nous terminerons en nous demandant dans quelle mesure l’agriculture biodynamique peut questionner les sciences agronomiques.

[…]

Conclusion

Le travail réalisé dans cet atelier, à partir de la présentation de l’objet « exotique » que peut être la biodynamie pour les sciences agronomiques normales, a donc permis à des membres de cette discipline de s’interroger sur les conditions de compréhension des pratiques des biodynamistes à partir de l’appréhension du cadre de pensée qui est le leur. Plutôt que d’être dans un rapport d’affrontement dans la définition de la bonne pensée ou de la bonne science, le point de vue compréhensif qui y a été développé a permis de mieux saisir les dimensions singulières qui constituent à la fois la pratique de la biodynamie et la façon de l’appréhender, que ce soit par une science « extraordinaire » ou la science « normale ». Si bien évidemment des « non-lieux », c’est-à-dire des jugements qui ne sont pas tenables, propres à chaque mode de pensée, apparaissent, il n’en demeure pas moins que des pistes se sont dessinées sur la façon dont des ponts pourraient être jetés entre eux.