Stéphanie Majerus a étudié l’anthropologie culturelle et les sciences des religions. Elle travaille aujourd’hui en tant que journaliste au Luxembourg. Elle vient de publier sa thèse effectuée à l’Université de Freiburg, sous le titre, L’agriculture du Vivant – Les animaux, la science et l’anthroposophie dans l’agriculture biodynamique (Ackerbau des Lebendigen – Tiere, Wissenschaft und Anthroposophie in des Biodynamischen Landwirtschaft, disponible en allemand uniquement). Nous vous proposons de découvrir son travail à travers une série de trois articles.
Le premier est un chapitre publié dans l’ouvrage collectif, L’activisme religieux en faveur de l’environnement – Les conflits et tensions émergents dans le domaine de la protection de l’environnement (Religious environmental activism – Emerging conflicts and tensions in Earth Stewardship), publié en 2023. L’article de Stéphanie Majerus, « Tensions cosmologiques, l’anthropocentrisme de l’agriculture biodynamique et sa contestation », s’attache spécifiquement à la sphère de l’agriculture biodynamique pour souligner les débats idéologiques qui peuvent naître des interrogations des nouveaux arrivants face aux fondements anthroposophiques historiques.
Le deuxième article, « Le « moi » comme partie d’un courant de vie cosmique. Réflexions d’anthropologie culturelle sur les agriculteurs en biodynamie » publié en 2023 chez De Gruyter, s’attache à démontrer la conception particulière de l’individualité dans l’agriculture biodynamique qui est héritée des fondements anthroposophiques.
Enfin le dernier article, « Les vaches cosmiques de l’agriculture biodynamique. L’animal et l’homme dans la structure sociale des représentations religieuses du monde » a été publié en 2022 dans la revue Argos. Partant des interactions spécifiques des agriculteurs en biodynamie avec les animaux, elle défend la thèse que le prisme de la Religion Matérielle permettrait de mieux les comprendre.
Ces trois articles sont fondés sur la même définition de la biodynamie. Les données du terrain proviennent de deux mois de recherche ethnographique de 2017 à 2020, dans 6 fermes différentes en Suisse et en Allemagne. L’autrice a également récolté des informations lors de discussions informelles durant les Congrès Internationaux de l’Agriculture Biodynamique qui se tiennent à Dornach chaque année ou encore lors de sa participation aux travaux agricoles.
Tensions cosmologiques
[lire la traduction FR complète de l’article]
Dans ce premier article, Stéphanie Majerus explore « les disparités et les tensions possibles au sein du mouvement biodynamique, en ce qui concerne la notion d’anthropocentrisme ». Elle part du postulat de départ que le milieu biodynamique n’est pas homogène. Les nouveaux arrivants remettent parfois en question des notions anthroposophiques historiques.
L’agriculture biodynamique peut être considérée comme anthropocentrique car elle valorise l’intervention humaine sur la nature. Cette intervention serait le fondement d’une amélioration de la vie organique. Pour soutenir ce point, l’autrice reprends l’exemple du Petit Prince, conte qui a notamment fait l’objet d’une conférence de Jean-Michel Florin lors du Congrès de 2015 au Goetheanum. Dans ce conte, le renard demande au Petit Prince de l’apprivoiser. Plutôt que de voir la domestication comme un moyen de mettre les animaux au service des besoins humains, l’agriculture biodynamique propose de penser une véritable relation entre l’homme et l’animal. Une relation bénéfique qui pourrait amener à la réalisation des deux parties. Cependant, l’autrice attribut les conditions de cette réalisation à des atouts strictement humains, dans ce qu’elle qualifie de « tradition anthroposophique-anthropocentrique ». L’agriculture biodynamique répondrait donc à cette définition de AnthroWiki : « une activité guidée par les capacités mentales de l’homme et qui transforme, voire élève, la nature. »
L’enquête de terrain de Stéphanie Majerus démontre que certains jeunes agriculteurs biodynamistes, entre 25 et 40 ans, ne se retrouvent pas dans cette vision du monde anthropocentrique. Certains témoignages pourraient même se rapprocher davantage de la Dark Green Religion. Concept développé par Bron Taylor au début des années 2000 : « les gens ressentent de la crainte et de la révérence à l’égard des systèmes vivants de la terre et se sentent même connectés et appartenant à ces systèmes. » Cette conception vient remettre en cause la vision anthropocentrée, jusqu’à l’affirmation que « la nature se porterait mieux sans l’intervention de l’homme ». L’intervention qui donnerait, au contraire, naissance à de profonds déséquilibres naturels.
Cette remise en question peut s’expliquer par les profils des nouveaux arrivants dans le mouvement de l’agriculture biodynamique. En effet, un des agriculteurs que l’autrice a rencontré lors d’une formation affirme à propos de ces camarades : « La plupart des adultes qui rejoignent l’école biodynamique ont un parcours alternatif et gauchiste et n’ont pratiquement aucune notion d’anthroposophie. Pendant l’apprentissage, ils sont confrontés à une vision du monde complètement différente. » Cette confrontation peut être difficile à appréhender, ce même élève parle du « dogmatisme qui entoure l’enseignement de Steiner. »
On pourrait conclure que la formation en biodynamie qui ferait appel aux fondements anthroposophiques serait une véritable raison de rejet de l’agriculture biodynamique par ces nouveaux arrivants. Cependant les nouveaux agriculteurs rencontrés par l’autrice, passent au-delà de leur étonnement pour appréhender ces formations comme de véritables moments de questionnements, de discussions : « ces discussions m’ont toujours inspirée. Enfin, elles m’ont permis de développer des perspectives plurielles sur la question de savoir ce que signifie être humain. »
Stéphanie Majerus explique que la plupart de ces disparités sont invités à s’exprimer ouvertement lors des cours. Les élèves expriment souvent un changement d’opinion, comme dans le premier témoignage. Une profonde réflexion sur leur conception de l’agriculture qui les mène à adhérer à cette vision du monde anthroposophique. L’autrice avance cette hypothèse : « Il est possible que cette acceptation ait été accélérée et canalisée par les unités d’enseignement de l’école d’agriculture, qui comprennent des exercices de perception, sur la base d’un arrière-plan anthroposophique. »
Cette nouvelle génération vient donc bousculer les générations précédentes attachées aux écrits de Rudolf Steiner. Un nouveau profil émerge selon une agricultrice biodynamiste aussi titulaire d’un master en sociologie, celui des « cherrypickers. » Plus que d’embrasser une vision du monde complète, ces nouveaux arrivants vont choisir les concepts qui les aident dans leurs pratiques agricoles. « Les origines hétérogènes des praticiens conduisent à des contributions multiples, diverses et parfois même contradictoires au sein de l’agriculture biodynamique. »
L’autrice conclue son article sur une note positive, la transformation interne est inhérente à chaque courant de pensée. « La pluralisation interne du mouvement biodynamique » démontre qu’il s’adapte aux changement sociaux, économiques et environnementaux de la société dans laquelle il évolue.
Moi et non-moi : le Cosmos de l’agriculture biodynamique et la compréhension anthroposophique de l’individu
[lire la traduction FR complète de l’article]
Le second article du triptyque repose sur la conception de l’individualité dans l’anthroposophie : « ils [ceux qui pratiquent la biodynamie] doivent en même temps faire l’expérience qu’ils ne sont pas une entité hermétiquement fermée, mais qu’ils font partie du flux cosmique de la vie. »
La thèse de cet article propose de considérer que la pratique agricole biodynamique, repose sur des méthodes anthroposophiques comme la « recherche sur les forces de l’image », qui amènent les agriculteurs à construire un rapport particulier à leurs individualités et aux interactions avec les autres.
Pour débuter l’analyse, Stéphanie Majerus nous propose de partir de la définition de la « recherche sur les forces de l’image » : « L’objectif est de former un instrument psychique intérieur qui permette d’observer le monde intérieur et le monde extérieur d’une manière bien plus étendue que ne le font notre pensée et notre perception quotidiennes. » La mise en œuvre de cette méthode permet d’entraîner ses capacités d’observations pour accéder au côté suprasensible. En plus de permettre à celui qui pratique cette méthode d’accéder à de nouvelles connaissances, cela lui permet également de savoir qu’il existe. Non pas comme une entité singulière mais comme faisant partie du monde. Stéphanie Majerus résume cette idée : « d’un point de vue anthroposophique, c’est donc le sujet, l’homme avec sa capacité de penser, qui est le véritable instrument de perception […] de sa propre vie intérieure et en même temps de son environnement. »
S’appuyant sur les explications des pédagogues de cette méthodes comme Dorian Schmidt ou encore Markus Buchman, elle illustre les conséquences de cette conscience accrue. Elle permettrait ainsi d’avoir l’intuition du « sentiment d’être » des autres. Cette altérité s’étendant à l’ensemble des être vivants (Hommes, animaux, plantes…). Les témoignages des agriculteurs en biodynamie qui pratiquent ces méthodes sont moins assurés. Il est évident que des sensations naissent au cours de ces exercices. Cependant les personnes interviewées ont du mal à discerner les sensations qui sont issues de l’interaction, de celles qui pourraient être le pur fruit de leur imagination. Un autre élève exprime la difficulté à caractériser son ressenti. Un verbatim résume très humblement ces explorations : « C’est un processus d’apprentissage permanent ».
A cette approche encadrée par des formations pédagogiques, s’oppose sur le terrain, des personnes exerçant ces mêmes facultés sans méthode, plus instinctivement. Stéphanie Majerus recueille l’expérience d’une agricultrice qui décrit avec véhémence sa non-méthode ! « Sortir, sortir, aller dehors, toucher, palper. C’est ça la magie : faire ! »
Enfin une dernière modalité de connexion à son environnement est décrite dans cet article : celle du travail agricole en biodynamie. Ainsi une agricultrice décrit le processus de fabrication des préparations comme un processus au long cours qui amène chacun à se rendre attentif à son environnement à rentrer dans une relation, presque intime avec chacune de ces plantes : « Ah c’est maintenant que la valériane fleurit, il ne faut pas l’oublier. »
Après la description de ces différents modes d’interaction spécifiques que développent les agriculteurs biodynamiques avec leur environnement, l’autrice s’appuie sur la théorie de Harmut Rosa pour avancer dans la réflexion. Harmut Rosa défend la thèse suivant laquelle notre identité ainsi que notre rapport sujet/objet serait déterminé par « la modalité dans laquelle nous rencontrons le monde ». Il est assez évident après la lecture des précédents paragraphes que « l’agriculture biodynamique […] semble produire un rapport au monde qui renforce le relationnel et l’intersubjectif. »
Cette accessibilité à l’altérité en anthroposophie permet d’expérimenter « la manière d’être d’un autre être vivant », c’est le côté relationnel. Cependant aussi puissante que soit cette expérience, elle n’efface par notre individualité, notre « je ». Steiner insiste sur ce point : « Je suis désormais conscient non seulement de l’objet, mais aussi de ma personnalité qui se tient face à l’objet et l’observe. »
Pour souligner la singularité de cette conception de l’individualité dans le courant anthroposophique, l’autrice propose de s’appuyer sur la classification du philosophe Charles Taylor. Le « soi poreux » (porous self) chez Taylor, correspond à « un soi qui se comprend comme faisant partie d’une réalité cosmique », il n’établit donc pas de frontière entre l’intérieur et l’extérieur. Le soi contraint (buffered self), établirait quant à lui « une distance marquée par rapport au monde », il se « vit comme une entité hermétiquement fermé ». La conception du « soi » en anthroposophie permettrait donc de transcender cette dichotomie. Elle permet de se rendre disponible aux interactions avec son environnement et les autres. Disponibles au point de se rendre sensibles à des sensations suprasensibles. Mais cette conception souligne aussi les capacités autoréflexives du sujet, cette conscience de son individualité, de son moi. Pour résumer, « deux tendances : se vivre comme un « moi » pensant et en même temps transcender ses limites de sujet. »
C’est bien cette conception si particulière de l’individualité qui est l’une des caractéristiques structurantes de l’identité anthroposophique associée à la pratique de l’agriculture biodynamique.
[lire la traduction FR complète de l’article]
Le dernier article de ce triptyque va s’attacher aux animaux et plus spécifiquement à la figure centrale de la vache en biodynamie. D’après Steiner, les animaux possèdent une astralité, ils sont donc doués de sentiments. Ce qui peut expliquer que le cahier des charges de Demeter souligne le respect du bien-être animal et interdit notamment l’écornage des ruminants.
Cet article reprend deux points que nous avons vu dans les articles précédents : l’Homme est le seul être vivant à posséder des capacités d’autoréflexion (cf article précédent). Cette singularité lui donne le droit d’élever des animaux (cf premier article) et le devoir de le faire dignement. Cela va permettre de créer une relation Homme-animal fondée sur l’empathie notamment dans les petites fermes où les éleveurs appellent les animaux par des prénoms. L’enquête de terrain de l’autrice dans de petites exploitations en Suisse va lui permettre de décrire les relations au sein de la ferme avec plus de précisions. Un éleveur décrit : « chaque vache est une personnalité à part entière, avec son propre caractère. » Cette reconnaissance du caractère de chaque vache permet d’établir une relation entre les vaches et les éleveurs, une relation de travail voire une relation d’amitié dans certains cas. Mais cela permet aussi de leur attribuer un véritable pouvoir d’action.
Ce dialogue est possible chez les éleveurs en biodynamie car, comme en témoignent certains, « les humains et les animaux possèdent tous les deux une vie intérieure émotionnelle. » Une éleveuse propose donc de leur parler pour qu’ils comprennent nos sentiments non par le sens de nos propos mais par notre ton, qui révèle notre état émotionnel intérieur, pour mettre en place une véritable « communication transcendant les frontières entre espèces ».
Ce lien tissé va forcément amener de nouveaux questionnements comme celui de l’abattage éthique. Même si le raisonnement précédent pourrait faire penser que l’abattage s’apparenterait au meurtre, ce n’est pas le cas. L’autrice reprend les mots de Wolfgang Schad, « l’animal n’a pas la connaissance préalable de sa propre mort possible ». C’est donc à l’Homme de mettre en place les conditions d’abattage les plus apaisées possibles, comme l’abattage à la ferme.
Après cette description des rapports Homme-animaux au sein des fermes en biodynamie, l’autrice décide de l’analyser à l’aune des sciences des religions et plus particulièrement le concept de Religion Matérielle. David Morgan qui a théorisé ce concept, le définit de la manière suivante : « la dimension matérielle de la religion se manifeste dans les rituels, les pratiques quotidiennes, les images, les objets, les espaces, les performances et les corps. » Cette liste a été amendé par la suite d’autres objets symboliques comme les textes et les aliments sacrés. Le courant de la Religion Matérielle s’attacherait donc à étudier les « interactions entre les corps humains et les objets physiques. »
L’autrice nous a démontré que les interactions avec les animaux permettent de « vivre une expérience significative […] ou encore de reprendre des modèles d’interprétation et de comportement qui sont en partie informés par l’anthroposophie. » Sur ce postulat, elle plaide pour que la liste des objets investigués par la Religion Matérielle pourrait s’étendre à des sujets vivants comme des animaux ou encore des plantes. Ce qui pourrait être particulièrement pertinent dans le cas de la biodynamie.
La biodynamie permet aussi d’éclairer d’autres débats comme celui du pouvoir d’actions des non-humains. Le philosophe Bruno Latour nous rappelle que nous ne faisons société pas seulement entre humains mais que nous sommes inextricablement pris dans un réseau d’acteurs humains et non-humains. Stéphanie Majerus finit son article en convoquant Donna Haraway qui a pensé ces « alliances » entre espèces dans son ouvrage, When Species Meet.
La biodynamie permet ainsi de dépasser l’étude des animaux en sciences humaines et sociales comme simples objets de culte ou de mythe, mais de les considérer comme de véritables sujets d’étude. Et ainsi de repenser des questions incontournables comme les rapports Humains/Non-humains en s’appuyant sur des « éthiques religieuses et idéologiques » comme l’anthroposophie.