Malgré un taux d’azote satisfaisant dans les moûts, la fermentation alcoolique par des levures indigènes a parfois tendance à ralentir voire s’arrêter. Un phénomène d’autant plus fréquent avec le réchauffement climatique qui créé des conditions moins favorables au développement des levures. Mieux vaut anticiper et ensemencer la cuve avec un levain dès son remplissage, comme l’ont confirmé des essais menés cet automne dans 6 domaines de la vallée du Rhône certifiés en biodynamie.
« Quand on produit des vins avec un taux d’alcool qui dépasse souvent les 15°, nos levures ont intérêt à être musclées ! » Eric Plumet, vigneron au domaine de La Cabotte à Mondragon (Vaucluse) et président l’association de vignerons biodynamistes « Éclats de lune » fédérée au Mouvement de l’Agriculture Bio-Dynamique (MABD) n’entend plus miser sur la seule résistance des levures de son terroir du Massif d’Uchaux. C’est pourquoi, il a convaincu quelques collègues vignerons de sa région,confrontés à la même problématique,de participer à des essais de pied de cuve avec des levures indigènes. L’expérimentation a été financée par la Région Provence-Alpes-Côte-d’Azur, suivie par une stagiaire étudiante-œnologue à la faculté de Montpellier et menée en partenariat avec le LACO, laboratoire d’analyses et de conseils œnologiques de Suze-la-Rousse (Drôme).
Un pied de cuve 100% Saccharomyces
Chacun a suivi un protocole identique basé sur la réalisation d’un levain en phase liquide issu de raisins ramassés 2 à 3 jours avant vendange, sulfité, cliqué (apport d’oxygène en fin de phase de croissance des levures) et chauffé. Le levain a été incorporé à la vendange au moment du remplissage de la cuve, tandis qu’une autre cuve identique était simultanément remplie, elle, sans ensemencement (cuve témoin).
Pour Laurent Massini, le microbiologiste du LACO, l’ajout de 5 g/hl de SO2 dans le levain est une étape clé car cela permet de sélectionner les levures dès le départ. « Le SO2 va permettre de réduire les populations de bactéries et aussi de favoriser Saccharomyces cerevisiae, la levure qui transforme le sucre en alcool. Les vignerons sont alors assurés d’incorporer à leur cuve des populations importantes de levures de leur domaine et surtout de ne pas implanter de micro-organismes responsables de déviances. »
Lever les doutes et les à priori
Outre la sécurisation de leur fermentation, les vignerons entendent en effet également ne pas dégrader voire améliorer les qualités organoleptiques de leurs vins. « Quand la fermentation devient languissante, les vins sont beaucoup moins nets. Les déviations gomment le terroir », souligne Yves-Jean Houser du domaine des Amadieu à Cairanne (Vaucluse) qui a participé à l’essai. Et ce, même s’il était plutôt réticent au départ. « Je me demandais bien ce que le pied de cuve pouvait apporter de mieux que ma fermentation spontanée ! Je craignais également de détruire mes levures de terroir. » Laurent Massini tient à rassurer. « Une fois diluées dans la cuve, les doses de SO2 utilisées restent très faibles. Avec ou sans SO2, une sélection naturelle des levures a, de toute façon, lieu au cours de la fermentation en cuve. »
Les analyses effectuées par le LACO ont révélé que la matrice de base dans les cuves des différents domaines présentait toutes les caractéristiques pour un bon départ en fermentation. La vendange affichait en moyenne un pH de 3,52, une acidité totale de 3,23 g H2SO4/l, un titre alcoométrique volumique probable de14,41, un taux de glucose + fructose de 221,6 g/l, un taux d’azote de 204 mg/l et un taux de potassium de 1282 mg/l. Le développement des populations levuriennes a également été suivi de près dans la cuve ensemencée ainsi que dans la cuve témoin, grâce à des analyses par épifluorescence menées par le LACO. Ces comptages ont été réalisés à trois étapes clés de la fermentation : au moment de l’incorporation du levain (à une densité d’environ 1050), en fin de phase de croissance (quand la densité se situe autour de 1020-1010) et en fin de fermentation.
Plus de levures et une fermentation plus rapide
Les résultats sont plus que convaincants. En fin de phase de croissance, les niveaux de population de levures sont majoritairement supérieurs dans la cuve ensemencée (13,2 millions/ml contre 10,8 millions/ml en moyenne) et jusqu’à deux fois plus importants que dans la cuve témoin dans l’un des domaines. Les bactéries, dans ces conditions, se développent beaucoup moins, leur population ayant même quasiment disparu dans la cuve ensemencée de l’un des domaines tandis qu’elle atteignait 17 800 bactéries/ml dans la cuve témoin.
La bonne implantation des levures a également permis de gagner du temps sur la fermentation. La consommation de la totalité des sucres a pris jusqu’à 4 jours de moins dans la cuve ensemencée par rapport à la cuve témoin. Ce point peut s’avérer essentiel pour les dernières cuves remplies, en fin de vendange, alors que les températures baissent et que la fermentation risque de plus en plus de patiner.
Le protocole établi a ainsi fait ses preuves. Dans les domaines où il a été respecté (ce qui est loin d’être évident en conditions réelles et en pleines vendanges), le pied de cuve est parti en fermentation dans 100% des cas. Une fois incorporé à la cuve, il a permis d’accélérer les fermentations, tout en favorisant l’implantation de levures indigènes, c’est-à-dire de levures du lieu, objectif recherché par les vignerons en biodynamie. Des vignerons finalement convaincus, à l’image de Yves-Jean Houser. « Les résultats ont parlé d’eux-mêmes, les fermentations se sont parfaitement déroulées. Et puisque cela fonctionne dans nos caves, pas seulement en conditions de laboratoire, nous savons que ce protocole est reproductible ! »
Les points clés de la réussite du pied de cuve :
- Maintenir une température du levain comprise entre 25 et 28°C,
- Sulfiter à 5 g/hl,
- Incorporer le pied de cuve dès le remplissage de la cuve et alors que la densité de celui-ci est encore supérieure à 1 050. En effet, si le remplissage de la cuve est effectué sur plusieurs jours, la fermentation aura déjà démarré.
- Suivre attentivement le déroulement des fermentations, notamment en réalisant éventuellement des analyses microbiologiques à certains moments clés mais surtout en procédant à des dégustations régulières du levain et des cuves.
A refaire !
La dégustation des cuves de l’essai, quant à elle, n’aura finalement pas montré de différence significative sur le plan organoleptique entre la cuve ensemencée et la cuve témoin, les conditions du millésime n’ayant pas révélé de défaut majeur. D’où l’intérêt de renouveler l’essai dans des conditions qui pourraient s’avérer moins favorables lors de prochaines vendanges, à partir de raisins dont les taux d’azote et de potassium, l’acidité totale et le pH auraient été moins propices au développement des levures.
Les vignerons qui ont participé aux essais sont aujourd’hui convaincus de l’efficacité d’intégrer un pied de cuve dans leur itinéraire de vinification, le plus en amont possible et non plus comme une solution de secours quand les fermentations ralentissent. Dans certains domaines où celles-ci ont eu du mal à se terminer, seules les cuves consacrées à l’essai ont conservé une cinétique de fermentation régulière. « C’est un grand pas en avant dans la sécurisation de nos fermentations », constate Eric Plumet. « Cette expérimentation, comme toutes celles que nous menons au sein de nos associations de vignerons biodynamistes, nous permet de continuer à nous remettre en question. Nous avons progressé ensemble en nous formant à la technique du pied de cuve mais aussi en partageant nos pratiques. C’est aussi l’occasion de vivre une belle aventure humaine ! »