Dans cet article tiré du livre « Ruralité, nature et environnement, entre savoirs et imaginaires » publié en 2017 sous la direction de Philippe Hamman (éditions ERES), Aurélie Choné s’intéresse à l’histoire de la construction et de la diffusion des savoirs, des représentations et des pratiques liés à la biodynamie. En effet, cette conception de l’agriculture dont Rudolf Steiner (1861-1925) est à l’origine – et, plus largement, cette conception de la nature, du territoire et de la communauté – a eu, jusqu’à aujourd’hui et à l’échelle internationale, un impact fort, bien que souvent méconnu, particulièrement en France.
Résumé
Aurélie Choné propose d’expliquer en quoi le projet anthroposophique consistant à « repenser la nature » s’intègre dans une histoire des idées riche et complexe, et quelles en ont été les résonances jusqu’à aujourd’hui, ainsi que les implications idéologiques sur les conceptions de la ruralité. En effet, quand on parle d’agriculture biodynamique, c’est toute une vision du monde qui est en jeu, qui implique à la fois des savoirs sur la nature, sur l’environnement et sur la ruralité.
L’article commence par évoquer l’héritage intellectuel de Rudolf Steiner : la pensée hermétique et alchimique avec Paracelse, le courant de la Naturphilosophie ainsi que l’influence de l’esprit scientifique du 19e siècle et de la « philosophie de la vie » (Lebensphilosophie), sans oublier l’importance cruciale de la pensée goethéenne qui permet d’accéder à la « pensée vivante ».
La biodynamie repose donc sur une vision holistique, qualitative et globale de la nature et de la terre, considérée comme un organisme vivant lié au cosmos entier. […] Cette conception de la nature est, par bien des aspects, proche de celle d’autres « réformateurs de la vie » (Lebensreformer) de la même époque influencés par le monisme, le vitalisme, la mystique et le romantisme de la nature, mais elle cherche, en tant que « science de l’esprit », à s’en distinguer par son approche spiritualiste, d’une part, et par la rigueur de son investigation scientifique, dépourvue de tout sentiment mystique, d’autre part.
Aurélie Choné, p. 280.
L’émergence d’une conscience de l’environnement
Aurélie Choné présente ensuite le contexte historique, social et intellectuel dans lequel s’est tenu le Cours aux Agriculteurs en 1924, où Rudolf Steiner posa les bases de l’agriculture biodynamique. On voit à cette époque déjà l’émergence d’une conscience environnementale en réaction a l’industrialisation et à l’urbanisation, notamment dans les milieux associatifs et éducatifs, ainsi que dans les organisations de protection de la nature. La pensée organiciste de Steiner, qui se retrouve dans son concept d’organisme agricole, était déjà en développement dans le courant de la Lebensphilosophie de la seconde moitié de 19e siècle.
La notion d’organisme social pour l’anthroposophie
Aurélie Choné montre ensuite comment la pensée sociale de Rudolf Steiner, déjà introduite dans le Cours d’économie générale (1922) et les conférences sur La question sociale (1919), se poursuit dans l’agriculture biodynamique à travers la notion d’organisme agricole.
Être paysan pour Rudolf Steiner, c’est à la fois être actif dans la nature et chercher plus de conscience dans le travail, c’est-à-dire dans l’organisme social. L’agriculture apparaît comme une source de régénération sociale et de lien social, face aux grandes exploitations agricoles visant une productivité maximale et un rendement industriel.
Aurélie Choné, p. 284.
Pour un fonctionnement « sain » du corps social, ce sont les valeurs de fraternité et de solidarité qui doivent, selon Rudolf Steiner, s’appliquer dans le domaine économique, grâce à des associations de consommateurs, de négociants et de producteurs, et une neutralisation du capital. Comme de nombreux « réformateurs de la vie » de son époque, Rudolf Steiner cherche une troisième voie entre capitalisme et communisme. Cette troisième voie n’a, selon lui, rien d’un modèle, d’une série de recettes à appliquer, d’une idéologie abstraite – en cela Rudolf Steiner vise le marxisme et le mouvement prolétaire de son époque –, c’est plutôt un appel à créer des communautés associatives partant des conditions locales et répondant aux besoins d’individus qui les gèrent eux-mêmes, sans intervention de l’État. […] À certains égards, cette approche peut paraître conservatrice, au sens où elle implique un retour à la terre et au « savoir ancestral du bon paysan », ou au contraire progressiste, en ce qu’elle s’oppose au capitalisme outrancier en prônant la fraternité et la solidarité.
Aurélie Choné, p. 285-286.
Modalités de diffusion des savoirs sur la biodynamie depuis les années 1920
Dans cette dernière partie importante de l’article, Aurélie Choné revient sur l’histoire du mouvement biodynamique à travers les principales figures qui ont contribué à sa diffusion dans les différentes branches de la société : réseaux écologistes et altermondialistes, mouvance New Age et impulsions de réforme de la vie sociale, économique et spirituelle.
Sur le volet écologique et spirituel, on retrouve les principes d’une approche globale et sensible de l’agriculture :
Sur le terrain, les agriculteurs biodynamistes revendiquent une pratique globale et qualitative, parfois ouvertement spirituelle, de l’agriculture, en tout cas une pratique qui ne soit pas seulement technique […] ; l’agriculture se transforme alors en acte pour ainsi dire sacrementel, impliquant une très haute responsabilité de celui qui la pratique. En cultivant les champs, en élevant les animaux, etc., la mission de l’agriculteur est d’habiter la terre, d’habiter le pays, de façonner le paysage au lieu de le détruire, de rétablir l’harmonie entre l’homme et le cosmos, au lieu d’exploiter la terre à des fins commerciales. Habiter la terre prend un sens tout autre que résider ou travailler en milieu rural ; cela signifie développer des racines et investir le milieu où l’on vit, en faire l’expérience sensible, subjective, physique, entre Terre et Ciel, c’est-à-dire connaître l’originalité de son terroir, les plantes qui y poussent, les animaux qui y vivent, observer ce milieu (le rythme des saisons, la qualité du sol, etc.) et en prendre soin […].
Aurélie Choné, p. 288.
Sur le volet social, économique et politique, Aurélie Choné revient sur la récupération de certaines aspects des théories de Steiner par les mouvements fascistes et nazis dans les années 1930 :
Dans le journal Leib und Leben édité par l’officier nazi Hans Georg Müller, tête de file des partisans de la Lebensreform, les biodynamistes sont présentés comme des pionniers de la méthode naturelle de culture (Staudenmaier, 2014, p. 132-133). Si des hauts dirigeants nazis s’intéressèrent à la biodynamie, comme Rudolf Hess, Hermann Göring et le ministre de l’Agriculture du IIIe Reich, Richard Walther Darré (Zander, 2007, p. 1601-1603), c’est aussi que l’autarcie alimentaire assurée par les fermes était, selon eux, un atout en période de crise économique. De leur côté, certains agriculteurs biodynamistes, nostalgiques d’une pratique agricole instinctive basée sur une « tradition héritée de l’ancien temps » (Steiner, 1924, p. 25), se retrouvaient dans la vision du monde national- socialiste à travers le lien à la terre de la paysannerie traditionnelle et l’idée d’une communauté rurale s’appuyant sur la force du Volkstum porté par le christianisme.
Aurélie Choné, p. 289-290.
D’un autre côté, les idées novatrices de Steiner en lien avec l’écologie, l’environnement, la vie social et spirituelle ont inspiré de nombreuses initiatives dans les mouvements altermondialistes ainsi que dans la société civile. Nous pouvons citer les communautés Camphill imaginées par le pédiatre anthroposophe Karl König, qui mettent en œuvre la pédagogie curative de Steiner. Citons également l’impulsion de Sekem en Egypte, fondée par l’anthroposophe musulman Ibrahim Abouleish, le mouvement des Colibris de Pierre Rabhi.
Conclusion
Quelques extraits de la conclusion :
La biodynamie est le résultat d’une élaboration complexe de savoirs sur la nature et l’environnement, à la croisée d’imaginaires religieux, philosophiques, biologiques et sociaux, qui évoluent depuis l’apparition du « paradigme écologique ». Les théories anthroposophiques et leurs mises en pratique ont eu des répercussions sur les modèles de pensée écologiques alternatifs à plusieurs niveaux. D’abord, l’agriculture biodynamique pose la question du rapport homme-nature et répond à cet enjeu de société majeur en proposant une relation non matérialiste à la terre, une expérience sensible et subjective du vivant, voire une pratique spirituelle reliant l’homme au cosmos. Elle repose sur une pensée sociale organiciste et recherche un mode de production alternatif pour répondre aux besoins vitaux des êtres humains. Elle n’implique pas le rejet complet de la machine, mais une approche critique de l’agriculture industrielle productiviste qui empêche le contact direct à la terre.
Aurélie Choné, p. 297.
La variabilité des savoirs sur la biodynamie en fonction de la valorisation de tel ou tel aspect (retour à une agriculture naturelle, lien au sol et au terroir, pratique spirituelle, éthique de la terre, activité sociale, communauté rurale, valeurs de sobriété et de solidarité, rôle de la société civile, triarticulation sociale…) tient sans doute au fait que les volets social et politique de la théorie sont plus flous que ses volets écologique et spirituel […].
Les formes d’appropriation très différentes des savoirs sur la biodynamie, aux extrêmes opposés du spectre politique, montrent que les représentations de la ruralité et de la nature qu’a pu susciter l’anthroposophie sont fondamentalement ambivalentes, entre traditionalisme et progressisme, communautarisme et altermondialisme, conservatisme et innovation. Cette ambivalence reflète à mon sens celle de l’écologie dans sa dimension politique, manifeste dès le début du xxe siècle, en particulier dans les mondes germaniques.
Aurélie Choné, p. 299.
A propos de l’auteure
Aurélie Choné est chercheur et maître de conférences à l’Université de Strasbourg, faculté Mondes germaniques et nord-européens. Ses champs de recherche sont la littérature et altérité culturelle – réception des pensées et religions orientales, en particulier indiennes, dans l’espace germanophone (19e-20e siècles), littérature et spiritualité (étude des courants ésotériques (notamment l’anthroposophie) – ainsi que la littérature et la spatialité.