Présentation du livre « Arborescence : les voix spirituelles de l’écologie » d’Alexandre Grandjean (2022), qui fait partie du projet de médiation scientifique Arborescence, dont l’objectif est de rendre compréhensible ce que des figures clés de l’écologie en Suisse communiquent autour des enjeux de préservation des biotopes, de changements de comportement et de valeurs, ou de « sacralisation » de la Nature. Il apporte de la nuance, de la précision et un contexte à des discours et des pratiques souvent méconnus et insoupçonnés du grand public à travers un ouvrage de vulgarisation, des podcasts ainsi qu’un programme d’activités prenant place entre avril 2022 et juin 2023.
Pour qui prête l’oreille, laisse traîner son regard, affûte ses sensibilités, de nouvelles voix et de nouvelles manières d’évoquer les écosystèmes surgissent en Occident. Des langages et des grammaires familières apparaissent ici ou là. Des scientifiques, des philosophes, des représentants de peuples autochtones, des figures militantes et politiques, des artistes et des artisans de la terre, des thérapeutes holistiques ou alors des hommes et des femmes d’Église, tous semblent élaborer un même appel. Le monde doit changer, et il serait ainsi nécessaire de «se guérir soi-même pour soigner la Terre», soit nous guérir tous ensemble des causes profondes — quelles qu’elles soient — qui nous ont menés à l’état de crise actuelle. Au sein de ces voix, les thématiques environnementales et écologiques seraient à la fois du ressort du politique, mais également de la morale. Elles auraient trait aux valeurs, aux sens, et aux regards que nous conférons à nous-mêmes et à ce qui nous entoure — humains, végétaux, animaux, funghi, minéraux, tous inscrits dans un réseau d’interactions et d’interdépendances.
Ces voix forment des échos. Et ces échos bruissent dans le feuillage d’un chêne planté il y a plus de deux siècles — l’écologie. L’arbre a poussé à partir de glands qui eux-mêmes ont longuement voyagé et accompagné de nombreuses sociétés, tour à tour florissantes puis déclinantes. D’abord cantonnées au pourtour de la Méditerranée, les sociétés les plus hégémoniques se sont lancées, il n’y a que quelques siècles de cela, dans une entreprise de conquête d’un monde plus vaste encore. Aujourd’hui, alors que l’entreprise semble achevée et indéniable, certains et certaines d’entre nous grimpent dans les branches, prennent de la hauteur, et regardent au loin pour en saisir l’étendue des dégâts, dans le futur et dans le passé, dans l’infiniment petit et l’infiniment grand. En redescendant du chêne, comme dans l’allégorie de la caverne de Platon, ces équilibristes se rencontrent et racontent aux autres ce qu’ils ont pu déceler de là-haut ; incrédules, angoissés, indifférents, révoltés, pragmatiques, contraints ou hagards… leur audience ne semble pas prendre la mesure du changement de perspective qui leur est apporté, ni la nouveauté de ce qui se dit — et de ce qui se pense.
Pourtant, bien loin de rester cloisonnés, de toutes ces branches sur lesquelles chaque équilibriste entreprend son ascension, des échos d’autres branches leur parviennent. Et puis
Dans un bruissement,
en une arborescence,
leurs voix se tissent
… pour qui prête l’oreille, laisse traîner son regard et affûte sa propre sensibilité envers ces êtres qui agissent, parlent, imaginent et font imaginer. A leur suite, les évidences du quotidien semblent changer, ineffablement. Des mots n’ont plus le même sens, la même importance. Des images et des traditions du passé ressurgissent, autrement. Quant à la préservation du Vivant, de nouvelles alliances se forment, des publics nouveaux se lient, des univers se décloisonnent : les pensées et les sensibilités écologiques nous font vaciller dans nos repères. Et dans ce mouvement, des références, des imaginaires, des pratiques que nous pensions avoir mis de côté reviennent sur les devants de la scène. Dans nos sociétés où priment les domaines techniques, scientifiques, sécuritaires et économiques, une dimension religieuse participe de plus en plus à la formation de voix entrelacées qui évoquent le Vivant, ainsi que sa préservation. En appelant à une «spiritualité» avec ou sans ancrage dans une confession ou une tradition religieuse particulière, de nouvelles scènes militantes et de nouvelles manières de parler émergent dans les espaces publics et intimes.
De la liaison au décloisonnement des univers sociaux
De 2015 à 2021, dans le cadre de deux projets successifs dirigés par l’anthropologue Irene Becci à l’Université de Lausanne, nous avons étudié la formation d’une scène liant religion, spiritualité et écologie. Sur un territoire donné, la Suisse romande, nous avons analysé le déploiement de sensibilités religieuses, spirituelles et écologiques conjointes, leurs circulations et ramifications avec d’autres scènes similaires, en Suisse alémanique, en France et en Belgique. Avec Irene Becci, le sociologue Christophe Monnot ainsi que les anthropologues Salomé Okoekpen et Virgile Delmas, nous avons formé une équipe de recherche fructueuse et complémentaire. Certaines parties de cet ouvrage se basent sur leurs observations, et les analyses présentées ici sont le résultat de nos échanges et collaborations. Le regard que nous adoptons sur ce phénomène est celui des sciences sociales : ni partisan, ni accusateur, nous cherchons à le réinscrire dans une histoire et une trajectoire socioculturelle élargies aux transformations qui orientent le devenir de nos sociétés modernes depuis le 17e siècle. La formation de cette scène indique avant tout qu’à travers les motifs écologiques, différents univers sociaux se sont rencontrés et décloisonnés. Ils ont commencé à se mélanger en établissant des frontières plus poreuses entre chaque domaine, rendant la notion de spiritualité plus passe-partout, ainsi que celle d’écologie plus accessible au grand public. A partir des différentes observations ethnographiques réalisées entre 2015 et 2021 dans le cadre de notre équipe de recherche, je vous guiderai dans une première découverte de la variété des écologies spirituelles ou des spiritualités écologiques. Nous les observerons depuis la Suisse romande, mais ces variétés ont des échos et des ramifications en Francophonie, elles circulent et sont connectées à des réseaux plus internationaux. Cet ouvrage pourra se targuer d’avoir rempli ses objectifs s’il vous permet de développer de votre côté une attention et une sensibilité aux différentes traditions de pensées et religieuses, qui aujourd’hui composent les visions écologiques, tout autant diverses. De même, si cet ouvrage vous fournit des clés de lecture afin de comprendre ce qui nous arrive, ainsi que les transformations sociales et culturelles desquelles nous sommes tous et toutes parties prenantes, alors les arbres qui auront servi à faire la pâte papier de ce livre n’auront pas été coupés en vain.
Pour lire la suite :
Arborescence : les voix de l’écologie spirituelle, Alexandre Grandjean, paru le 28 août 2022, 128 pages, 22 CHF/ 16 EUR.
Ouvrage également disponible en téléchargement gratuit au format EPUB.