Bruno Latour, penseur majeur, nous a quittés. Quelle place sa pensée peut-elle trouver dans celle de la biodynamie ?

S’il est un avantage des moyens de communication modernes, c’est au moins de nous donner accès à des productions écrites, mais aussi à des vidéo courtes, des entretiens réalisés avec des penseurs, des penseurs de l’autrement, comme Isabelle Stengers, Etienne Klein, Stephane Hessel, Michel Serres, Edgar Morin, Bruno Latour. Tous ont abandonné l’idée de dénoncer, pour nous amener, nous encourager, à imaginer, à produire des énoncés nouveaux. Le rapport Meadows a montré par une prospective, malheureusement fort juste, que le modèle consumériste allait nous projeter vers l’écrasement de la vie sur la planète1. Il en va de même pour les travaux du GIEC, fort justes aussi, ou plutôt terriblement pertinents2. Ne nous manque-t-il pas aussi un travail de prospective collective fin sur des questions philosophiques ?

Nécessité d’une pensée complexe

Sur cet enjeu, les auteurs cités ci-dessus ont contribué, de nombreux autres aussi, à dire « Pourquoi ça ne marche pas ? Il faut commencer à réfléchir autrement » ; à répéter sans relâche qu’il convient de prendre les enjeux dans leur complexité – au sens de la richesse qui en ressort – mais aussi à s’appuyer sur la traduction – la sociologie de la traduction – de ce qui est, et de ce qui se développe, sur la définition d’acteur non humain, pour aider à se saisir du réel, et du masqué, jusqu’à imaginer « un parlement des choses »3,4,5. Ces trois idées majeures ont été conceptualisées, développées et explicitées par Bruno Latour qui vient de nous quitter. Dans ses pensées, ses textes, ses projections, ses interpellations aussi, quand il a dit « tout n’est pas foutu », quels liens peut-on trouver avec les pensées de la biodynamie ? Ou, au moins, en le lisant, ou en l’écoutant, et en le réécoutant, car son verbe est tout de même ardu, ne peut-on pas trouver l’impulsion pour penser, réfléchir à ce qui est fondateur dans la biodynamie ? Mais aussi, y trouver des clefs de réflexion pour que la pensée portée par la biodynamie entre en relation avec plus d’humains, avec plus d’espaces naturels, comme cultivés pour que le réseau d’acteurs s’ouvre ? Pour dépasser les seulement quelques % de cette planète qui sont cultivés en biodynamie : c’est tout de même un enjeu majeur, ou plutôt une envie à partager !

Communauté d’acteurs en réseaux

Bruno Latour est un scientifique, et le restera, peut-être plus marqué par la nécessité d’une philosophie privilégiant « le terrain » plus que les modèles théoriques. Et c’est déjà un pas vers la nature, vers les enjeux de l’environnement. Dans Le parlement des choses, il a justement modélisé, autant que précisé, un cadre différent pour les relations entre communautés d’acteurs. Même si le métier d’agriculteur, l’humain, n’y était pas cité (assez) précisément, il a su parler et penser avec des acteurs locaux de territoires, en précisant par-là que le lieu de la reconception était le territoire. Il a mis en évidence, enfin, ou à nouveau, les liens, l’importance des réseaux d’acteurs, la nécessité d’une reliance. Sur ces enjeux de pensée, et pour le coup, de concrétisation d’actions, la biodynamie est présente, et depuis longtemps.

Cette importance de la reliance est une des pierres fondatrices de la biodynamie. La reliance entre les éléments que sont l’air, l’eau, la terre, le feu, mais aussi le temps, que peut-être B. Latour considérerait comme des acteurs non-humains, mais aussi la reliance avec les êtres vivants, de la bactérie du sol, à la plante, aux animaux, et au bout seulement, l’être humain. Autant de tels modèles de vie complexe, de pensée complexe sont peu pris en compte par la science, autant ils sont centraux pour la biodynamie. Mais ces deux communautés se parlent-elles ? Théoriser à partir de faits expérimentaux est puissant, et ce devrait être une façon privilégiée – et B. Latour l’a défendu –, mais on s’en est éloignés. N’est-ce pas le maillon du bout de cette chaîne-là qui manque à la biodynamie ? Ainsi, on ne peut s’empêcher de penser à Goethe qui, lui, a théorisé, aussi, à partir des phénomènes qu’il observait. Par exemple, dans le traité de la métamorphose des plantes, il a écrit « tout est feuille » et, pour les plantes tout n’est que variations à partir de ce modèle théorisé6. Pourtant, ce n’est que beaucoup plus tard que la génétique moléculaire des plantes a montré que ce modèle était pertinent, avec la découverte des gènes homéotiques, des facteurs de transcription, et de l’expression concertée des gènes qui font que des cellules initialement prévues pour être feuilles deviennent fleur. Cet exemple illustre ce que l’on peut attendre d’interrelations entre la biodynamie et la recherche : produire une cohérence, une connaissance, permettant de dialoguer.

Légitimer l’environnement comme un acteur non humain

Le concept d’acteur non-humain est un phare dans la pensée de B. Latour. Considérons que l’environnement est reconnu comme acteur non-humain, ce n’est alors plus la recherche qui posera les questions, mais l’environnement qui interpellera les disciplines qui, face à la complexité, favoriseront une forme de transdisciplinarité7. C’est le chemin de pensée de la biodynamie. Reconnaître le concept plus large d’acteur non-humain est d’abord une façon d’ouvrir les yeux. En effet, peut-on encore nier que le climat “commande” ? De même, autant le passé de l’agriculture est illustré par des succès d’adaptation ou d’explication, et d’exploitation de la nature pour produire de la nourriture en premier lieu –cela-dit à quel prix écologique et social ? –, autant il serait enfin temps et raisonnable de reconnaître l’inversion des pouvoirs. Cela permettrait de passer d’un mode de raisonnement centré sur la lutte contre les pathogènes, contre les stress, contre le dérèglement climatique, contre tout ce qui va à l’encontre des objectifs de développement en régime standard, à une réflexion plus globale qui ne peut se résumer à “faire avec”, car ce serait un discours de perdant.

Légitimer l’environnement comme un acteur non humain, c’est prendre en compte plus précisément la complexité et en faire non pas un obstacle à la compréhension et à l’action, mais un atout. L’acteur non-humain devient un interlocuteur. Dans ce sens, la vision holistique qui est centrale en biodynamie, prend en compte les acteurs non humains, au sens de B. Latour. Elle tend à prendre en compte la complexité, du sol aux animaux, à la plante, où tout serait en interactions – « en réseaux » dirait B. Latour. Dans ce sens, la biodynamie a été précise, sur ces concepts, ses observations des phénomènes, mais en même temps elle s’est fermée à la recherche, aussi parce que les disciplines scientifiques, n’étaient plus des interlocuteurs, car forcées à une ultra spécialisation qui les a rendues aveugles à la complexité. Leur force, en revanche, est de proposer des moyens d’investigation auxquels la communauté de la biodynamie n’a jamais eu accès ; mais ça c’était avant ! Le concept d’acteur non humain développé par B. Latour offre donc une ligne de réflexion à partager, une entrée pour les disciplines scientifiques, une forme de légitimation au parcours de la biodynamie, sans aucun doute. Et il est temps !

B. Latour a encouragé à penser, réfléchir, agir ensemble, au-delà des communautés de consensus. Pour entrer en relation avec les autres, en réseaux.

Lisons, écoutons, capturons des mots, des bouts de pensées de B. Latour. Ainsi, encore présent, il nous aidera à revisiter notre lecture du vivant, nos actions, et notre relation au monde, entre communauté de la biodynamie et communautés d’acteurs de la recherche, et la société plus largement, surtout pour aller au-delà, en fondant « les classes géosociales » qu’il imaginait, et petit à petit reprendre place dans et pour «le territoire de la vie »,  « Gaia », comme l’appelait Bruno Latour8,9,10.

Références

  1. Le rapport Meadows. https://www.radiofrance.fr/franceinter/podcasts/affaires-sensibles/affaires-sensibles-du-mercredi-16-fevrier-2022-7258377
  2. Rapport du GIEC Groupe d’experts intergouvernemental sur l’évolution du climat. https://www.service-public.fr/particuliers/actualites/A15603
  3. Akrich Madelaine, M., Callon, M., Latour, B. Sociologie de la traduction. Textes fondateurs. Editeur Presses des Mines, Paris. DOI : 10.4000/books.pressesmines.1181 (2006).
  4. Latour, B. Esquisse d’un Parlement des choses Dans Écologie & politique 2018/1 (N°56), pages 47 à 64
  5. Sophie Houdart et Olivier Thiery, Humains, non-humains : comment repeupler les sciences sociales, Paris, La Découverte, 2011, 368 p. ISBN 978-2-7071-6519-0
  6. Johann Wolfgang von Goethe. La Métamorphose des plantes et autres écrits botaniques (Versuch die Metamorphose der Pflanzen) (1790).
  7. C.Rigolot and M.Quantin (2022). Perspective. Biodynamic farming as a resource for sustainability transformations: Potential and challenges. Agricultural Systems, https://doi.org/10.1016/j.agsy.2022.103424
  8. Latour, B. Politics of Nature – How to bring the sciences into democracy. Harvard University Press, Cambridge. (2009).
  9. Face à Gaïa : https://www.editionsladecouverte.fr/face_a_gaia-9782359251272
  10. Entretien avec B. Latour au 7-9 de France Inter. https://www.youtube.com/watch?v=W4HWO-DhFko