Traduction d’un article de synthèse écrit par Cyrille Rigolot (UMR Territoires, Université de Clermont Auvergne, INRAE, VetAgro Sup, AgroParisTech) et Martin Quantin (Biodynamie Recherche) publié en mai 2022 dans la revue Agricultural Systems, vol 200.
Titre original : Biodynamic farming as a resource for sustainability transformations: Potential and challenges.
Idées clés
- L’agriculture biodynamique repose sur une conception spécifique de la connaissance, basée sur la créativité, l’intuition et l’expérience des agriculteurs.
- L’agriculture biodynamique est compatible avec les approches de recherche holistiques et pragmatiques visant à obtenir des « connaissances applicables ».
- La spiritualité, les croyances et les mystères qui entourent les pratiques biodynamiques favorisent une attitude de soin unique entre les êtres humains et la nature.
- La recherche académique pourrait bénéficier d’une étude plus approfondie de l’agriculture biodynamique, et l’agriculture biodynamique pourrait bénéficier davantage de la recherche académique.
- Les principaux défis sont l’étude des processus d’innovation et des voies de transformation, l’amélioration du dialogue, l’évaluation et le financement.
Résumé
L’agriculture biodynamique est de plus en plus populaire parmi les agriculteurs et les consommateurs, mais elle est toujours considérée comme une pseudo-science par une partie de la communauté scientifique. Dans cet article, nous présentons tout d’abord un aperçu de l’agriculture biodynamique, de son développement actuel, de ses fondements et de ses trois principes spécifiques : 1) la ferme vue comme un organisme vivant ; 2) les préparations ; 3) les rythmes cosmiques. Ensuite, nous montrons que les approches scientifiques pragmatiques sont compatibles avec l’agriculture biodynamique, et suggèrent un potentiel de durabilité intéressant. En particulier, des études anthropologiques démontrent que les croyances et la spiritualité de l’agriculture biodynamique contribuent à une relation de soin unique entre les agriculteurs et la nature. Contrairement à une idée reçue, les agriculteurs en biodynamie se montrent ouverts aux connaissances scientifiques, qu’ils parviennent à combiner de manière créative avec des savoirs expérientiels et spirituels. À l’échelle de la ferme, bien qu’elles soient encore rares, les études holistiques multicritères suggèrent des performances globales de durabilité tout à fait satisfaisantes. L’agriculture biodynamique a déjà prouvé son utilité dans des projets de recherche-action transdisciplinaires avec diverses parties prenantes, afin de produire des « connaissances mobilisables » en matière de durabilité. Dans l’ensemble, nous concluons que l’agriculture biodynamique peut être une ressource précieuse pour « réenchanter » l’agriculture, de manière comparable et complémentaire aux savoirs autochtones. Cependant, elle ne doit pas être considérée comme une panacée, et son organisation ainsi que le rôle majeur des croyances soulèvent notamment des préoccupations légitimes. Des recherches supplémentaires sont nécessaires pour mieux comprendre les avantages et les difficultés spécifiques de l’agriculture biodynamique. Trois perspectives de recherche clés sont identifiées : 1) la prise de décision des agriculteurs ; 2) la conception et l’évaluation des systèmes agricoles ; 3) les voies de transformation.
Introduction
Dans le contexte de l’urgence climatique et de l’effondrement de la biodiversité, de nombreux auteurs affirment que les adaptations technologiques et politiques ne seront pas suffisantes et que des transformations profondes au niveau des valeurs, des croyances et des visions du monde sont également nécessaires (Beddoe et al., 2009 ; Schill et al., 2019 ; Vogel et O’Brien, 2022). En particulier, l’évolution de la relation de l’homme avec la nature pourrait être essentielle, passant de la « domination et du contrôle » à une « intendance » et à des relations plus « intimes » ou sensibles (Folke et al., 2021 ; Vogel et O’Brien, 2022 ; Rigolot, 2021). À grande échelle, cela correspondrait à de profonds changements sociétaux et systémiques, ce qui soulève des questions extrêmement difficiles sur les voies de transformation possibles (Folke et al., 2021).
Dans ce contexte, l’agriculture biodynamique a fait l’objet d’une grande attention en tant que forme alternative d’agriculture pour la transition vers la durabilité (Brock et al., 2019). L’agriculture biodynamique est une forme d’agriculture biologique avec des spécificités supplémentaires dans son cahier des charges. Elle a aussi la particularité de postuler explicitement l’existence d’une dimension non matérielle (Wright, 2021). Selon l’organisation internationale Demeter, en 2019, l’agriculture biodynamique était pratiquée dans 55 pays à travers le monde sur plus de 5 500 exploitations certifiées, avec une augmentation constante ces dernières années, en particulier dans le secteur du vitivinicole (Castellini, Mauracher et Troiano, 2017). La superficie totale certifiée en biodynamie correspond à 190 000 ha, et il existe également de nombreuses petites exploitations biodynamiques non certifiées (Pigott, 2021 ; Roche, Dib et Watson, 2021). L’agriculture biodynamique est de plus en plus mise en avant dans les médias grand public, ce qui entraîne une intensification de la controverse qui dure depuis des années (Siltaoja et al., 2020). Les opinions publiques sur l’agriculture biodynamique sont en effet très polarisées, avec des différences entre les pays, selon qu’elle est considérée comme une alternative durable prometteuse ou, à l’extrême, comme l’émanation d’un culte religieux dangereux (Siltaoja et al., 2020).
Le nombre de publications scientifiques sur l’agriculture biodynamique dans des revues à comité de lecture est resté limité, bien qu’il ait considérablement augmenté au cours des deux dernières décennies (Brock et al., 2019). Les preuves d’effets spécifiques sont mitigées dans ces études (Turinek, Grobelnik-Mlakar, Bavec et Bavec, 2009 ; Chalker-Scott, 2013), et loin de convaincre une partie de la communauté scientifique qui reste fortement opposée à l’agriculture biodynamique, la considérant comme une pseudoscience (Parisi et al., 2021). En Italie, une récente proposition de loi visant à reconnaître l’agriculture biodynamique comme une forme d’agriculture adaptée a suscité une forte opposition et une pétition de la part de scientifiques universitaires (Parisi et al., 2021 ; Ciliberto, Lo Schiavo et Vitale, 2022). Selon les pétitionnaires, qui reprennent les arguments de Kirchmann (1994), l’agriculture biodynamique ne peut être vérifiée par la méthode scientifique, et la nouvelle loi reviendrait à fonder la politique gouvernementale sur des principes astrologiques ésotériques.
Dans cet article prospectif, nous soutenons que l’agriculture biodynamique est en fait compatible avec les approches scientifiques pragmatiques, et que sa disqualification a priori représente une occasion manquée de transformation agroécologique. Tout d’abord, nous donnons un aperçu de l’agriculture biodynamique, de ses fondements et de ses principes de base. Ensuite, nous montrons quelques résultats prometteurs d’études et de recherches pragmatiques, et nous concluons en identifiant certains défis clés ainsi que des perspectives de recherche.
Vue d’ensemble de l’agriculture biodynamique
L’agriculture biodynamique a été créée en 1924 à la suite d’une série de conférences données par le philosophe et mystique Rudolf Steiner à Koberwitz, dans la Pologne actuelle (Steiner, 1924). Bien que le terme « biodynamique » ait été inventé plus tard, les conférences de Steiner sont toujours considérées comme les fondements philosophiques et pratiques de la biodynamie (Paull, 2011a). Rudolf Steiner est connu pour avoir développé tout un système de pensée appelé anthroposophie, dont les implications vont bien au-delà de l’agriculture et couvrent des domaines tels que l’éducation, l’architecture et la médecine (Gidley, 2007). Steiner se considérait comme doté de capacités spirituelles exceptionnelles et comme clairvoyant, fondant son travail sur ses propres « visions intérieures » et son expérience mentale personnelle Paull, 2011a). Après les conférences de Koberwitz et la mort de Steiner en 1925, un groupe d’agriculteurs s’est engagé à transposer les idées et les principes de Steiner dans une forme d’agriculture alternative, pratique et fondée sur des données probantes (Paull, 2011b). Une étape importante a été la publication du célèbre ouvrage d’Ehrenfried Pfeiffer « Biodynamic Farming and Gardening » en 1938 (Paull, 2011b). Les agriculteurs et jardiniers anthroposophes ont également promu et développé activement l’agriculture biodynamique par le biais d’expériences empiriques dans les fermes, contribuant ainsi à son expansion rapide dans le monde entier (Paull, 2011a ; Roche, Dib et Watson, 2021). L’agriculture biodynamique est parfois présentée comme la première méthode globale alternative à l’agriculture industrielle à haut niveau d’intrants qui a vu le jour en Europe au début du XXe siècle (Brock et al., 2019). Elle a influencé le développement ultérieur de l’agriculture biologique (Ponzio, Gangatharan et Neri, 2013 ; Siltaoja et al., 2020).
Aujourd’hui, l’agriculture biodynamique et les autres formes d’agriculture biologique partagent de nombreux principes, tels que la rotation des cultures, la polyculture et les intercultures, les couverts végétaux, le faible ou le non travail du sol, l’utilisation d’engrais verts et de compost, la lutte contre les ravageurs par des moyens biologiques, culturels, mécaniques et physiques, plutôt que par des moyens chimiques (Chalker-Scott, 2013). Toutefois, les pratiques agricoles biodynamiques se distinguent par certaines caractéristiques essentielles, qui peuvent être regroupées en trois principes spécifiques et interdépendants :
- La perception de la ferme comme un organisme agricole autonome. Selon cette conception, les différents éléments du système agricole (champs arables, pâturages, zones sauvages, sol, animaux, plantes et humains) remplissent des fonctions similaires à celles des organes du corps humain, qui sont toutes vitales pour l’exploitation agricole dans son ensemble (Brock et al., 2019). Par conséquent, la présence d’animaux (en particulier de ruminants) dans les fermes est fortement recommandée, et d’autres liens sont établis grâce à l’utilisation de fumier animal ainsi que des préparations biodynamiques. Les animaux ne sont pas mutilés, c’est-à-dire que leurs cornes, leurs becs et leurs queues sont préservés. En outre, l’organisme agricole n’est pas considéré uniquement comme une entité physique, mais il comprend également des dimensions socioculturelles, mentales et spirituelles (Brock et al., 2019).
- L’utilisation de « préparations biodynamiques ». Il existe neuf variantes de préparations à base de plantes et de fumier, composées de matières végétales (comme l’achillée, la camomille, la valériane et d’autres), de fumier ou de poudre de silice, contenues dans des enveloppes d’organes d’animaux. Ces préparations ont été proposées par Steiner comme un moyen de concentrer les « forces cosmiques, éthériques et astrales » pour favoriser la croissance des animaux et des plantes et la santé du sol. De manière comparable à l’homéopathie, les préparations » stimulent le sol » (Brock et al., 2019). Elles sont administrées selon un rituel précis, impliquant par exemple de dynamiser l’eau pour créer un vortex (Pigott, 2021).
- Travailler avec les « rythmes cosmiques », ce qui renvoie à un impact de la Lune, du Soleil et des planètes, ainsi que des cycles lunaires ou zodiacaux sur les processus de vie. Par exemple, les pratiques agricoles intègrent l’idée qu’une pleine lune émet une « force cosmique » qui affecte la formation des fruits sur les plantes, et que les forces de Vénus sont nécessaires pour certaines plantes et la reproduction des animaux (Steiner, 1924).
Du point de vue de la consommation, les produits alimentaires biodynamiques visent à nourrir non seulement le corps, mais aussi l’âme et l’esprit, et la qualité des produits alimentaires devrait être évaluée en conséquence (Brock et al., 2019 ; Andersen, 2021).
Il est important que les principes fondamentaux de l’agriculture biodynamique soient compris dans leur contexte, c’est-à-dire dans le cadre de la philosophie anthroposophique plus large de Rudolf Steiner. Pour les besoins du présent document, il est essentiel que cette philosophie repose sur une conception très spécifique de la réalité et de la connaissance (Gidley, 2007). Cette conception confère un rôle important à l’approche goethéenne de la science (Landman-Reiner, 2021) à laquelle se réfèrent souvent les praticiens de la biodynamie (Brook, 2021). La science goethéenne peut être comprise comme une phénoménologie de la nature fondée sur des observations intérieures rigoureuses et disciplinées du monde perceptible par les sens (Seamon et Zajonc, 1998). Selon Brook (2021), l’un des principes clés de l’approche goethéenne est de s’ouvrir au phénomène étudié et d’utiliser les facultés humaines telles que l’imagination, l’inspiration et l’intuition dans le processus de cognition, tout en s’abstenant de théoriser. Par conséquent, un rôle crucial est accordé à l’expérience individuelle, à la créativité et à l’intuition de chaque agriculteur (Ingram, 2007 ; Paull, 2011b).
Jusqu’à présent, cette approche a souvent été en contradiction avec la recherche universitaire dominante et le paradigme matérialiste et mécaniste qui prévaut. En particulier, certaines critiques académiques ont insisté sur l’incapacité à trouver une compréhension solide des mécanismes qui sous-tendent les préparations biodynamiques (Kirchmann, 1994). En outre, l’accent a été mis sur les résultats mitigés des essais expérimentaux (Chalker-Scott, 2013). Cependant, le principe d’holisme et le fait de considérer l’exploitation agricole comme un organisme agricole individuel impliquent que ces essais comparatifs sont limités, car le contexte spécifique de chaque exploitation agricole est de première importance (Brock et al., 2019). D’un point de vue goethéen, l’agriculture biodynamique ne peut pas être entièrement comprise uniquement d’un point de vue scientifique objectif et « extérieur », car les qualités et la globalité doivent compléter l’approche réductionniste (Landman-Reiner, 2021). Pour être cohérentes avec la conception de la production de connaissances qui sous-tend l’agriculture biodynamique, les recherches doivent être complètes et fondées sur la pratique et l’expérience.
L’agriculture biodynamique est compatible avec des approches de recherche globales fondées sur les pratiques des agriculteurs et la transdisciplinarité.
Lorsque les recherches prennent au sérieux les visions du monde, les pratiques et les expériences des agriculteurs biodynamiques et les respectent dès le départ, il en ressort une image très différente. Par exemple, à partir d’une enquête socio-ethnographique avec plus de 80 entretiens qualitatifs, Foyer, Hermesse et Hecquet (2020) mettent en évidence le rôle particulièrement important de l’observation de la nature pour les viticulteurs biodynamiques (pour lesquels il semble particulièrement essentiel de « descendre du tracteur », de « marcher dans le champ », de « prendre le temps d’observer »…). Ces agriculteurs communiquent avec leurs plantes de manière spécifique, car ils développent avec elles une relation sensible unique de « compagnonnage » et de soin (Foyer, Hermesse, et Hecquet, 2020). La même notion centrale de soin s’applique également aux relations que les agriculteurs biodynamiques entretiennent avec les sols, comme le montre Pigott (2021) à partir de son expérience personnelle en tant que bénévole dans le cadre d’une association de maintien de l’agriculture paysanne (AMAP). Pour Pigott, la narration biodynamique (comme les forces cosmiques) encourage l’attention et la sensibilité à d’autres êtres (non-humains) d’une manière très spécifique. En particulier, la spiritualité, les croyances et le mystère qui entourent les pratiques biodynamiques facilitent le développement de cette relation intime avec la nature. Les rituels jouent également un rôle clé dans ce processus, comme l’illustre joliment Pigott (2021) à partir de sa propre expérience de participante au brassage d’une préparation biodynamique :
Indépendamment de l’efficacité de ces rituels en termes de santé des cultures (…), j’ai été frappée par l’effet qu’ils ont eu sur moi. J’ai été surpris de me sentir personnellement responsable de la préparation et du sol.
Pigott (2021)
Une autre étude basée sur une compréhension globale des pratiques des vignerons biodynamiques est proposée par Foyer (2018), avec un focus sur la notion de « syncrétisme », c’est-à-dire la capacité à combiner différents types de savoirs. Contrairement à une caricature répandue, Foyer (2018) rapporte que les vignerons biodynamistes sont ouverts aux savoirs scientifiques, qu’ils parviennent à articuler avec d’autres types de savoirs habituellement perçus comme incompatibles. La pertinence des sources de savoirs évolue au cours de la trajectoire professionnelle des agriculteurs biodynamiques, à travers différentes étapes « initiatiques », s’ouvrant de plus en plus vers : 1) des savoirs expérientiels et sensibles ; 2) des savoirs supra-sensibles et péri-scientifiques ; 3) des savoirs spirituels et ésotériques (Foyer, 2018). Cette capacité à combiner différentes sources de connaissances pourrait expliquer une importante capacité d’innovation dans la communauté biodynamique, qui peut servir de source d’inspiration pour d’autres. À titre d’illustration, Kusche, Kühnemann et Simantke (2021) ont rapporté que 19 des 60 fermes lauréates d’un concours national d’innovation biologique en Allemagne appartenaient à l’association Demeter, alors que sa part nationale n’est que d’environ 5 % (un exemple d’innovation agricole particulièrement développée par les agriculteurs biodynamiques est la mise en œuvre de l’élevage des veaux sous la mère dans les exploitations laitières) (Kusche, Kühnemann et Simantke, 2021). Grandjean (2021) montre comment les viticulteurs biodynamiques en Suisse sont engagés de manière créative dans l’évolution de leurs pratiques par l’échange, la formation, la mise en réseau et l’expérimentation. La pluralité des engagements des viticulteurs révèle une attitude autonome, créative et pleine de ressources, loin des clichés d’une communauté biodynamique uniforme suivant des préceptes dépassés.
L’agriculture biodynamique étant ouverte à différentes approches, la recherche holistique peut compléter utilement les études de terrain sur les pratiques et les perceptions des agriculteurs (telles que développées ci-dessus). Par exemple, à partir d’une méta-analyse d’une centaine de publications sur la qualité écologique des sols, Christel, Maron et Ranjard (2021) concluent que 43% des bioindicateurs du sol (tels que l’abondance des micro-organismes, les vers de terre…) ont été améliorés dans les sols cultivés en biodynamie par rapport aux sols cultivés en agriculture biologique (tous deux étant nettement améliorés par rapport à l’agriculture conventionnelle). Les facteurs expliquant la différence entre les sols biodynamiques et biologiques ne sont pas certains (Christel, Maron et Ranjard, 2021), mais la relation spécifique de soin entre les agriculteurs biodynamiques et leur sol pourrait d’une certaine manière jouer un rôle. Au Portugal, Cunha, Serpa, Marques et Abrantes (2022) ont évalué la durabilité de différents systèmes agricoles (conventionnel, intégré, biodynamique) par le biais d’une analyse décisionnelle multicritère (MCDA et TOPSIS) et de la méthode PROMETHEE pour hiérarchiser les alternatives. Des méthodologies similaires ont été utilisées par Jellali, Hachicha et Aljuaid (2021) pour évaluer la chaîne d’approvisionnement en huile d’olive tunisienne du point de vue du développement durable. Les deux études montrent que la production biodynamique pourrait être une option favorable pour la transition vers la durabilité, en particulier pour ses performances environnementales et ses résultats économiques satisfaisants, et qu’elle devrait être sérieusement prise en compte par les décideurs.
Enfin, le potentiel de l’agriculture biodynamique en tant que ressource pour la transition vers la durabilité peut être encouragé dans le cadre de projets de recherche transdisciplinaires combinant différentes approches de recherche et sources de connaissances. Un exemple est fourni par Masson et al. (2021), qui ont mené un projet de recherche-action participatif de six ans impliquant de multiples acteurs du secteur vitivinicole, notamment des chercheurs et des viticulteurs conventionnels, biologiques et biodynamiques. Dans ce projet, les chercheurs et les acteurs ont développé un cadre épistémologique original favorisant la construction de consensus, à travers l’interaction de quatre sources de connaissances : l’hétéroformation (les autres nous apprennent) ; l’éco-formation (apprendre avec et à partir de l’environnement) ; l’auto-formation (j’apprends en pensant par moi-même) ; la co-formation (apprendre à partir de connaissances produites collectivement) (Masson et al., 2021). Notamment, des sessions de formation ont été menées avec tous les participants pour s’assurer que chacun comprenait la nature de toutes les expériences du projet (de l’extraction des acides ribonucléiques (ARN) à l’observation du vignoble, en passant par la biométrie et les statistiques). Grâce à ce processus innovant, les membres du projet sont parvenus à un consensus commun remarquable, qui constitue également une avancée scientifique : le niveau de défense contre les menaces climatiques et les pathogènes est plus élevé dans les feuilles de vigne cultivées en biodynamie, par rapport aux systèmes conventionnels, probablement en raison de régulations moléculaires fines (Soustre-Gacougnolle et al., 2018). De nouvelles questions de recherche pertinentes ont également été identifiées, telles que la temporalité des changements dans la régulation des défenses de la vigne d’une année à l’autre ou lors d’un changement de pratiques (Masson et al., 2021).
Conclusion, défis et perspectives
L’agriculture biodynamique peut être étudiée avec des approches de recherche adéquates, dont la caractéristique commune est le pragmatisme : Dans cette perspective, le rôle du chercheur n’est pas de distinguer ce qui relève de la croyance et ce qui relève de la connaissance, mais plutôt de « révéler la diversité de l’expérience humaine du monde » (Foyer, 2018), ou de faciliter la production de « connaissances mobilisables » (Masson et al., 2021). Comme le développe Foyer (2018), il n’est en outre pas nécessaire de croire à toutes les intuitions et visions de Steiner pour s’inspirer ou même pratiquer l’agriculture biodynamique. Pigott (2021) montre que les rituels en particulier occupent un espace dans lequel les gens peuvent éventuellement « suspendre leur incrédulité ». Cela dit, à notre avis, il devrait être tout à fait respectable de croire à une dimension spirituelle et à l’hypothèse de différents « niveaux » de conscience chez l’homme et dans l’évolution (Gidley, 2007 ; Laszlo, Waddock, Maheshwari, Nigri et Storberg-Walker, 2021). Pourtant, comme l’a montré Pigott (2021), les éléments spirituels tendent en fait à être passés sous silence par les praticiens de la biodynamie, notamment dans leur communication avec les consommateurs. Cela est lié à l’importante stigmatisation à laquelle l’agriculture biodynamique est actuellement confrontée, de la même manière que l’agriculture biologique il y a quelques décennies (Siltaoja et al., 2020). Selon Wright (2021), ce tabou représente une occasion manquée, car la spiritualité est le principal « angle mort » de l’agroécologie contemporaine, qui reste largement fondée sur un paradigme matérialiste. C’est pourquoi l’agriculture biodynamique pourrait fournir un cadre particulièrement utile pour « réenchanter » l’agriculture, en complément des connaissances indigènes (Wright, 2021 ; Toledo, 2022). Il est important de noter que l’agriculture biodynamique ne doit pas être considérée comme une panacée, mais plutôt comme un complément à d’autres formes d’agriculture. De plus, la place des croyances dans l’agriculture biodynamique soulève également des préoccupations légitimes, par exemple en ce qui concerne le degré d’esprit critique et d’autonomie décisionnelle des agriculteurs. D’autres questions importantes sont liées à l’organisation et à l’institutionnalisation de l’agriculture biodynamique, et au rôle de l’association Demeter International, par exemple (Parisi et al., 2021).
Pour développer le potentiel de l’agriculture biodynamique tout en limitant les écueils possibles, les sciences des systèmes agricoles ont un rôle important à jouer. En particulier, des recherches complémentaires sont nécessaires pour mieux comprendre les spécificités, mais aussi les difficultés et les limites actuelles de l’agriculture biodynamique. Comme l’a montré Pigott (2021), la spiritualité, les rituels et les croyances de l’agriculture biodynamique contribuent à une relation d’attention spécifique entre les agriculteurs et la nature. Pour mieux comprendre comment cette relation spécifique peut se traduire efficacement par un comportement plus durable, une première perspective de recherche clé concerne la prise de décision des agriculteurs et le rôle de l’intuition (van Eijk, 1998 ; von Diest, Wright, Samways et Kieft, 2020). La notion de « transformation intérieure » (Woiwode et al., 2021) pourrait également être prometteuse pour étudier les évolutions des fermes et des paysans en biodynamie sur le long terme. Une deuxième perspective de recherche clé est liée à la conception et à l’évaluation des systèmes agricoles. Selon Salembier, Segrestin, Berthet, Weil et Meynard (2018), l’étude de l’agriculture biodynamique pourrait ouvrir de nouvelles voies d’innovation, et éventuellement inspirer d’autres systèmes agricoles, au prix d’un effort de théorisation. Au niveau de l’exploitation agricole, par exemple, Bloksma et Struik (2007) proposent d’accompagner le processus de conception des systèmes agricoles avec la métaphore de la santé humaine, qui comprend la santé physique, socioculturelle et mentale (comme dans l’agriculture biodynamique). En complément, il serait utile de poursuivre les évaluations globales et multicritères des exploitations agricoles. En particulier, de nouvelles études pourraient se concentrer sur des systèmes de production biodynamiques relativement peu étudiés (comme l’élevage), et inclure une plus grande diversité de dimensions de la durabilité (bien-être animal, travail, bien-être, santé…) (Brock et al., 2019). Au niveau collectif, pour mieux comprendre les spécificités de l’agriculture biodynamique, les études existantes sur l’innovation (Kusche, Kühnemann, et Simantke, 2021 ; Grandjean, 2021) pourraient être complétées par de nouvelles investigations et de nouveaux cadres, tels que les notions de communauté de pratiques (Dolinska et d’Aquino, 2016) et d’innovations menées par les agriculteurs (Ensor et de Bruin, 2022). Enfin, une troisième perspective de recherche clé concerne les rôles de l’agriculture biodynamique dans les voies de transition vers la durabilité. Quel est le potentiel de développement de l’agriculture biodynamique et quels sont les facteurs de conversion et de diffusion ? Quels sont les leviers et les obstacles à la transition vers des systèmes agricoles biodynamiques diversifiés (Aare, Egmose, Lund et Hauggaard-Nielsen, 2021) ? Comment étudier les relations et les coévolutions avec d’autres formes d’agriculture (Darnhofer, d’Amico, et Fouilleux, 2019) ?
Pour explorer ces perspectives de recherche, le défi majeur reste l’acceptabilité et le financement à long terme de la recherche sur l’agriculture biodynamique. Nous espérons que cet article contribuera à dissiper les malentendus courants sur l’agriculture biodynamique et qu’il offrira des possibilités de dialogue renouvelé et plus constructif avec la communauté scientifique au sens large.
Références
voir l’article original.