Le travail de recherche sociologique présenté de façon synthétique dans cet article s’appuie sur la thèse réalisée par Claire-Isabelle Roquebert (chercheur à l’Université de Lausanne) portant sur l’analyse de deux organisations engagées en biodynamie et connaissant une forte croissance depuis une quinzaine d’années. Les cas étudiés illustrent des tensions de plus en plus courantes dans les fermes biodynamiques, entre engagement écologique et développement économique.
La biodynamie face aux tensions du développement économique
Les initiatives liées au développement durable, à la responsabilité sociale de l’entreprise, ou encore le développement de l’agriculture biologique, peuvent être considérées comme des tentatives de réponse à la crise écologique. Elles permettraient, autant que faire se peut, de réconcilier les enjeux économiques, sociaux et écologiques. Cette vision consensuelle de la question écologique éveille cependant vite les soupçons quant au caractère illusoire de ces compromis. En particulier, l’agriculture biologique, dans sa forme institutionnalisée et industrialisée,aurait perdu en partie sa posture critique et éthique, en faveur d’un développement économique plus large. La plupart des biodynamistes dénoncent les incohérences d’une telle agriculture et la puissance des lobbys industriels qu’elle reflète. Ils revendiquent une forme d’autonomie à l’égard des logiques de marché, refusant les monopoles industriels et recherchant une proximité et un ancrage dans les territoires, dans une approche sociale et écologique. Ils critiquent parallèlement la restriction des réglementations à des critères techniques et le manque de référence à des considérations éthiques. Ils estiment que l’implication personnelle de l’homme à l’égard de la nature n’est pas réductible à l’application d’une réglementation mais doit s’appuyer sur une conviction personnelle et désintéressée. La question écologique ne serait pas résolue si facilement mais impliquerait un changement radical de regard et de conception du monde, de l’homme et de la nature.
Ceci dit, la biodynamie gagne elle-aussi progressivement une reconnaissance institutionnelle et sociale. La demande croissante pour les produits biologiques bénéficie également aux produits Demeter. La crise écologique a contribué à sensibiliser une part croissante des acteurs sociaux, qui sont de plus en plus nombreux à se tourner vers des approches plus engagées, telles que la biodynamie. S’appuyant sur une méthode agricole aujourd’hui reconnue, ses produits jouissent en outre d’une réputation importante en termes de qualité. La grande qualité des produits issus de la biodynamie, la conscience écologique croissante des consommateurs, les dérives dénoncées dans l’agriculture biologique institutionnalisée et la reconnaissance progressive de la biodynamie contribuent à l’accélération du développement de ce mouvement. Les acteurs de la biodynamie bénéficient d’opportunités de croissance et sont soumis à une concurrence de plus en plus rude du fait du développement du marché de l’agriculture biologique. Les fermes demeurent majoritairement de très petite taille et les acteurs de la biodynamie tiennent à demeurer vigilants face au développement économique, mais ces opportunités de développement servent en même temps leur ambition de développer et de généraliser leur approche. Certaines fermes biodynamiques sont alors confrontées à des tensions entre un positionnement critique et éthique et une approche économique et concurrentielle. Des fermes de plus grandes tailles émergent depuis le début des années 2000, et cette tendance devrait a priori se renforcer. Comment la biodynamie se met-elle en œuvre dans un environnement concurrentiel et de croissance ? Quelles sont les tensions rencontrées ? Quel modèle d’organisation peut-elle défendre ? Un travail de thèse a permis d’aborder ces questions et de mettre en évidence à la fois les tensions, mais aussi le type d’organisation favorable aux principes de la biodynamie dans un contexte de croissance.
Qu’est-ce que la nature ?
Fondamentalement, la question écologique n’est pas une « simple » question de protection de la nature, considérée comme une entité séparée des hommes. Ce n’est pas simplement une question éthique, nous amenant à être plus respectueux de la nature. La question écologique implique de se positionner sur la définition que nous donnons à la nature. La considérons-nous comme une ressource, dans une perspective matérialiste, ou comme une entité vivante ? Considérons-nous l’homme comme séparé ou intégré dans la nature ? Ces questions sont fondamentales pour déterminer comment l’homme peut et doit agir à l’égard de la nature et à l’égard de lui-même. Les types d’organisation ne seront pas les mêmes. Leurs finalités non plus. L’agrandissement des fermes biodynamiques rend nécessaire l’affirmation et la confirmation de leur conception de la nature et de l’homme.
La biodynamie constitue un terrain pertinent pour comprendre comment une certaine conception de la nature peut se concrétiser dans des organisations économiques, sans nécessairement être altérée par le discours capitaliste. Elle considère l’agriculture comme une activité concrétisant l’insertion humaine dans la nature, plutôt qu’une action de l’homme en vue de la transformer. En considérant la nature comme vivante, la biodynamie invite à intégrer la notion de variation dans l’organisation. En tant qu’entités vivantes, les êtres possèdent des caractéristiques cycliques, variables et singulières. Ils évoluent selon des cycles plus ou moins réguliers (jour/nuit, saisons, etc.), déterminés par les forces cosmiques. Au-delà de ces cycles a priori prévisibles, la nature est également soumise à des variations plus aléatoires et accidentelles, qui ne permettent alors pas une prédiction quantitative et qualitative sûre et systématique de la production. La dimension cyclique et variable de la vie influence les entités elles-mêmes : chaque être vivant est singulier. Ce sont ces cycles, ces variations et les singularités qui en découlent qui permettent la biodiversité. Celle-ci est essentielle à l’équilibre de la nature et en particulier de l’organisation. Cette conception de l’équilibre écologique comporte des implications importantes pour l’action des hommes et des organisations, qui doivent s’appuyer sur l’observation, l’adaptation constante, l’humilité, l’accompagnement et l’expérimentation.
Au contraire, dans les organisations plus classiques ou conventionnelles, fondées sur une finalité marchande ou industrielle, la nature est appréhendée, à travers sa fonction pour l’entreprise, comme un ensemble de ressources. Son caractère vivant n’est pas nécessairement nié mais les modes de gestion visent à le contenir, c’est-à-dire à l’uniformiser, le standardiser ou le rendre prévisible. Que ce soit dans la gestion des ressources humaines ou des ressources naturelles, les « ressources » sont considérées dans une perspective matérielle, figée et cloisonnée. Considérer la nature comme une ressource amène les individus, alors gestionnaires, à chercher à amoindrir ou à écarter au maximum les variations naturelles et les singularités, afin de rendre les ressources quantifiables, mesurables et prévisibles, dans un souci d’optimisation.
L’impact de la croissance sur les fermes
Les fermes Biodynamiques, en particulier celles qui connaissent un développement économique important, sont confrontées à des tensions importantes liées à ces deux conceptions antagonistes de la nature. Les fermes connaissant une forte croissance voient progressivement se mettre en place des approches plus gestionnaires. Avec la pression concurrentielle et la structuration des secteurs, une démarche descendante, tournée vers une recherche de rentabilité, a tendance à s’imposer. Le marché acquiert de plus de plus de poids dans la prise de décision et dans les orientations stratégiques. Le travail avec des circuits de distribution plus conventionnels (grande distribution, développement des magasins bio à plus grande échelle) amplifie l’intensité concurrentielle et les contraintes économiques. La pression concurrentielle provoque un alignement des pratiques des organisations. L’arrivée d’entreprises industrielles dans le secteur de l’agriculture biologique contribue largement à un nivellement des normes sectorielles vers une finalité économique et vers l’atténuation des exigences écologiques.
La croissance s’accompagne généralement d’une structuration des activités. Progressivement les postes se spécialisent, se professionnalisent et deviennent cloisonnés les uns par rapport aux autres.Les profils recrutés sont davantage diplômés qu’auparavant et moins proches des métiers agricoles. Des procédures et des méthodes écrites sont progressivement mises en place, que ce soit par exemple pour la gestion des ressources humaines, l’innovation et la qualité et également pour l’engagement écologique à travers les politiques de RSE (responsabilité sociale et environnementale de l’entreprise) ou de développement durable.La spécialisation et le cloisonnement des activités favorise la distinction de plusieurs « mondes » : les dirigeants d’un côté et les exécutants de l’autre, ou encore les métiers de bureau, les métiers d’usine et les métiers agricoles. Finalement, le cœur décisionnaire des organisations a tendance à se déplacer progressivement des métiers agricoles vers les fonctions supports (achat, marketing, commerciaux, gestion). Dans les plus grandes organisations, les stratégies de RSE, mises en place pour répondre aux demandes des parties prenantes externes et pour valoriser l’engagement de l’entreprise, peuvent générer une progressive instrumentalisation des actions écologiques et sociales à des fins économiques. Comment dès lors préserver l’authenticité de l’engagement en biodynamie ? Faut-il nécessairement rester petit ? Est-il possible de croître tout en défendant un autre modèle ? De plus en plus de fermes biodynamiques sont confrontées à ces questions.
Un modèle biodynamique pour des organisations grandissantes
En étudiant des organisations biodynamiques en croissance, il est possible d’identifier des principes nécessaires au maintien d’une intégrité écologique.
Un questionnement assumé de la finalité de l’entreprise
Dans un contexte de crise où les solutions écologiques sont en plein essor, les entreprises engagées bénéficient de retombées économiques et d’une réputation positive. Cependant, le choix d’une finalité écologique pour l’organisation, c’est-à-dire d’une stratégie ouverte, évolutive, non figée et liée au terrain, implique la déconstruction d’une culture, d’un réflexe ou d’une forme d’évidence liée à l’idéologie de la croissance et de la finalité économique des entreprises. Ce choix implique un processus de remise en question profond et doit être fondé sur des convictions robustes et des outils adaptés, décrits ci-dessous.
Les convictions personnelles
Dans un contexte où la compétition domine, l’adhésion aux valeurs biodynamiques est en premier lieu une question personnelle. Elle implique d’être convaincu. Pour préserver cet engagement, l’organisation doit fournir un cadre qui permette à la sensibilité écologique personnelle des salariés de se construire et de s’exprimer. En particulier, les temps de contact avec la nature et entre les personnes sont essentiels pour permettre aux salariés d’être dans une attitude d’attention, d’observation et pour qu’ils puissent nouer des relations au vivant. Ces temps « non productifs » favorisent la sensibilisation et la transmission des valeurs écologiques. Travailler en lien avec la nature ou dans un environnement de nature favorise la prise de conscience des variations intrinsèques au vivant et de la nécessité de s’y adapter. Le contact physique à la nature est essentiel pour permettre d’entrer en relation avec elle.
Quelle que soit la diversité des points de vue dans l’organisation, il est par ailleurs important que l’engagement en biodynamie s’appuient sur des piliers ou des relais, c’est-à-dire des personnes dans l’organisation qui incarnent plus fortement les valeurs liées à la biodynamie et qui tâchent de les communiquer aux autres salariés, de veiller au respect des principes et d’alerter en cas de tension et de dénaturation des engagements. En particulier, les convictions du responsable de la ferme sont essentielles. D’autant plus que le rôle du « chef » est profondément modifié par une conception de la nature comme entité vivante. En effet, laisser place aux variations, à l’incertitude et à la diversité dans l’organisation implique de remettre en question les procédures de contrôle. Le « responsable » a alors pour mission principale de capter ce qui se passe dans son organisation, en s’appuyant sur le terrain et sur une connaissance fine et complexe de son environnement écologique, social, économique et politique. Son rôle est de s’assurer que l’organisation conserve son autonomie et sa mission propre plutôt que de « diriger » l’entreprise.
Cependant, s’appuyer sur les convictions personnelles ne permet pas de pérenniser l’engagement écologique dans un contexte concurrentiel. L’organisation doit elle-même intégrer des principes particuliers pour soutenir et rendre possible le respect d’une nature vivante au niveau collectif.
Un fonctionnement systémique interne
Bien qu’émanant d’une impulsion nécessairement individuelle, l’engagement en biodynamie, pour être pérenne, doit s’inscrire dans des dynamiques collectives (organisationnelles et sectorielles). La biodynamie peut se mettre en place dans des fermes de taille moyenne et grandissante mais implique de repenser l’organisation, pour évoluer vers un modèle systémique. Plutôt que de mettre en place une structure pyramidale et hiérarchisée, l’organisation peut privilégier des logiques de réseaux. S’il y a agrandissement de l’organisation, cela passe par l’essaimage et le maillage de l’activité à travers des équipes autonomes et de taille réduite, ce qui favorise la responsabilisation des individus et la proximité au terrain. De même, les parcelles de taille raisonnable mais essaimées permettent une meilleure préservation de la biodiversité et de l’équilibre écologique. Afin de permettre la cohérence de l’activité et du projet global, les différentes équipes doivent être reliées par des canaux de communication et des espaces de rencontre(newsletters, événements, espaces de rencontre). L’un des objectifs est de permettre aux salariés d’avoir une vision globale de l’organisation et de sa mission et d’avoir conscience des enjeux et contraintes de chaque métier.Ce maillage permet d’éviter la mise en place d’une démarche descendante et d’une stratégie dictée par le marché et de conserver la place centrale du terrain pour l’évolution de l’activité et la prise de décision. Par terrain, nous entendons le travail concret avec la terre et la nature, souvent situés en bas de la hiérarchie dans les entreprises classiques.
Un fonctionnement systémique externe
La dynamique de réseau dépasse les frontières de l’organisation et passe par des logiques de coopération, loin de la compétition. Non seulement la coopération avec des acteurs externes facilite l’autonomie et la résistance des fermes aux pressions concurrentielles mais elle lui confère un pouvoir d’influence plus important. En effet, les organisations engagées en biodynamie ne sont pas auto-centrées mais inscrites dans un contexte social, économique et politique qu’elles peuvent chercher à influencer, pour défendre leur positionnement et pour faire évoluer la société. En particulier, le partage d’expérience, de connaissance et d’outils entre agriculteurs permet aux réseaux biodynamiques d’être plus robuste, d’améliorer leurs méthodes de façon continue et de faciliter la transition des nouveaux. Le travail avec des organismes de recherche ou l’expérimentation in situ participent de cette amélioration continue et contribution à augmenter l’influence des biodynamistes auprès des institutions et des pouvoirs publics. Les organisations grandissantes peuvent bénéficier d’une visibilité plus importante et contribuer à faire reconnaître l’intérêt et la pertinence de leurs engagements pour répondre aux défis de la crise écologique actuelle et à lutter contre l’instrumentalisation de leurs pratiques. Cette ouverture vers l’extérieur dans une logique non concurrentielle passe enfin par des initiatives de sensibilisation de l’opinion publique aux questions écologiques.
Les fermes biodynamiques : source d’inspiration pour une société écologique
La croissance des organisations dans un contexte concurrentiel semble générer une tendance à l’adoption d’un fonctionnement industriel et pyramidal, même dans des entreprises engagées. La croissance des fermes biodynamiques constitue un enjeu délicat puisqu’il rend ces dernières plus enclines à la dénaturation des engagements dans un contexte concurrentiel mais qu’il est à la fois une condition pour que la biodynamie ne soit pas enfermée dans une image d’utopie irréaliste ou anecdotique. Si elles veulent préserver leurs valeurs, sachant que « la biodiversité n’est pas industrialisable », les fermes biodynamiques grandissantes doivent permettre la proximité au terrain et l’expression des singularités, possibles par une organisation en réseau. À l’image de l’organisation systémique des forêts, qui peuvent être immenses, il existe un mode d’organisation répondant à des logiques de coopération, de distribution des hiérarchies et d’intelligence collective, qui permet un équilibre écologique global.
La biodynamie invite à interroger la possible réintégration de l’homme, comme entité vivante singulière, au sein de la nature. Les fermes biodynamiques fournissent des exemples précieux d’organisations qui tentent de rétablir des liens d’ordre relationnel et sensible à la nature, plutôt que de la considérer comme une ressource pour l’entreprise. À travers le geste agricole, l’humain est plongé physiquement et sensiblement dans l’expérience du vivant et de ses variations. La confrontation de l’homme à la nécessité du variable et de l’incertain lui révèle l’impossibilité du vivant à s’adapter à des formes d’organisation industrielles et capitalistes. Dans ces espaces de « renaturation », l’homme peut renouer avec son propre caractère d’être vivant, intégré dans la nature. Au-delà des discours et des luttes, nécessaires pour aborder la question écologique, cette ré-intégration de l’homme dans la nature (et dans sa propre nature) comporte une portée politique radicale.
Claire-Isabelle Roquebert travaille à l’Université de Lausanne où elle mène une analyse historique du mouvement de la biodynamie en Suisse, afin d’analyser comment ses partisans critiquent et transforment les institutions, notamment le rapport à la scientificité.