Les esprits scientifiques – Savoirs et croyances dans les agricultures alternatives

Nous reproduisons ici l’intégralité de l’introduction de l’ouvrage Les Esprits Scientifiques – Savoirs et croyances dans les agricultures alternatives, dirigé par Jean Foyer, Aurélie Choné et Valérie Boisvert, paru en février 2022 aux Éditions UGA – Université Grenoble Alpes. Merci aux éditeurs pour les droits de publication.

Résumé

La biodynamie, la permaculture, l’homéopathie rurale et tout autre type d’agriculture alternative ou paysanne ne peuvent se réduire à la seule question de la production. Elles engagent un rapport au monde, en particulier aux sciences et à des courants spirituels ou religieux qui dépassent l’humain. Cet ouvrage explore les entrecroisements et les hybridations entre différentes formes de savoirs et de croyances à l’œuvre dans les agricultures alternatives. En associant de façon inextricable le sensible et le matériel, le pragmatisme et le spirituel, ces agricultures déjouent toute tentative de catégorisation qui reposerait sur l’opposition binaire entre scientificité et spiritualité. Émerge alors une pluralité d’« esprits scientifiques » pour traiter des aspirations qui les animent et des assemblages singuliers auxquels leur quête de rigueur et d’intégrité et leur ambition de faire modèle donnent lieu. Pluraliser l’esprit scientifique de Bachelard, c’est aussi bien pluraliser les manières de faire science que laisser la porte ouverte aux « esprits », c’est-à-dire à des visions du monde où le naturalisme physique n’est pas le seul horizon.

Introduction

Cet ouvrage part d’un objet commun, les agricultures qui se posent comme « alternatives » (Christen & Leroux, 2017) et d’une réflexion sur ce qui constitue les ressorts et fondements de cette altérité revendiquée. L’agriculture biodynamique, la permaculture, l’agriculture naturelle, l’agriculture paysanne et certaines formes d’agriculture biologique ont en commun de formuler une critique radicale de la modernisation techno-économique telle qu’elle s’est appliquée au monde agricole à partir des années 1950 (Besson, 2011). Face à l’agriculture conventionnelle aujourd’hui dominante, les promoteurs de ces agricultures alternatives pratiquent donc des formes de démarcation (Goulet, 2019) à différents niveaux : productifs, écologiques, politiques, économiques, épistémologiques ou encore spirituels. Tandis que la recherche s’est largement concentrée sur les premiers aspects, les deux dernières dimensions ont été comparativement peu investies. C’est sur celles-ci, et plus spécifiquement sur le rapport à la scientificité et à la spiritualité, que cet ouvrage se penche. Il est le produit de réflexions entamées lors d’une première journée de discussion – organisée le 30 mars 2017 au Muséum national d’histoire naturelle – sur les imaginaires et matérialités dans les agricultures alternatives, et poursuivies lors d’une seconde rencontre durant trois jours – du 13 au 15 décembre 2017, à Lausanne – dédiée aux articulations entre scientificité et spiritualité dans ces agricultures à partir d’éclairages apportés par des travaux de terrain dans des contextes variés1.

Les agricultures alternatives apparaissent comme un espace de condensation et d’instanciation à la fois de savoirs qui peuvent être plus ou moins qualifiés de scientifiques et de pratiques spirituelles sans lesquelles il serait difficile d’en comprendre certaines dimensions. Souvent construites dans un rapport critique aux technosciences dominantes appliquées à l’agriculture (notamment la chimie et l’agronomie) (Besson, 2011), ces agricultures veulent s’en démarquer tout en recherchant des inspirations conceptuelles et techniques ainsi qu’une certaine légitimité dans des disciplines scientifiques (écologie, pédologie, ingénierie du paysage…), ou en explorant des registres de savoirs périphériques (homéopathie, géobiologie), voire des registres plus ésotériques (alchimie, anthroposophie) ou non occidentaux (ayurvéda, yoga, chamanisme…) qui peuvent « ouvrir » sur la sphère spirituelle. Certains travaux ont ainsi déjà montré les fondements chrétiens de l’agriculture paysanne et biologique française (Gervais, 2015). La biodynamie, quant à elle, est historiquement liée à l’anthroposophie, même si ces rapports se distendent avec le développement récent de la viticulture biodynamique, notamment en France et en Suisse. L’agriculture naturelle semble quant à elle difficilement séparable de l’Église messianique mondiale. On peut enfin voir dans la permaculture des liens forts avec la contre-culture occidentale, des inspirations New Age ou encore des racines du côté des cosmogonies aborigènes. La scientificité et la spiritualité, pourtant souvent présentées comme antagonistes, semblent ainsi être deux registres discursifs et ontologiques fondamentaux dans lesquels puisent largement les imaginaires et pratiques des agricultures alternatives. Confrontée au terrain, la dichotomie entre savoirs et croyances, où la science aurait le monopole du premier terme et la spiritualité la propriété de recouvrir le second, s’avère tout à la fois difficile à tenir et peu fructueuse d’un point de vue heuristique.

Quel éclairage les liens entre spiritualité et scientificité jettent-ils sur les agricultures alternatives ? Symétriquement, en quoi l’objet « agricultures alternatives » est-il intéressant pour penser les liens entre spiritualité et scientificité ?

En réponse à cette question, l’objectif de cet ouvrage est en quelque sorte double. Le premier et principal est d’éclairer les agricultures alternatives sous l’angle original du lien entre scientificité et spiritualité. Mais symétriquement, cet angle d’attaque nous permet d’ouvrir à nouveau un chantier théorique et méthodologique quelque peu abandonné, celui de la réflexion sur les rapports entre savoirs et croyances. Au début des années 1990, toute une série de travaux, notamment en anthropologie et en sociologie des sciences et des religions2, ont montré la difficulté de distinguer ce qui relève de la croyance de ce qui relève du savoir en affirmant « eux ils croient, nous on sait » (Delbos, 1993 ; Meheust, 1996). Il s’agissait alors tout à la fois de souligner l’impossibilité d’adopter une position surplombante et extérieure pour aborder les croyances et le sensible, et de réhabiliter ces derniers, d’en faire des objets de recherche de plein droit, à aborder avec humilité, sans condescendance ni projet d’évaluation critique à l’aune de savoirs autorisés. Par autocensure, problème de réception dans le milieu académique ou retour de bâton rationaliste3, ces lignes de recherche, à quelques exceptions notables près (Claverie, 2003 ; Latour, 2009 ; Favret-Saada, 2009) semblent avoir été, si ce n’est abandonnées, tout au moins marginalisées. Cet ouvrage est l’occasion de rouvrir prudemment ce dossier.

Quelques balises pour l’analyse

On n’entend pas donner ici de définitions bien stabilisées des notions de science ou de spiritualité, tant il est établi en sciences sociales que ces notions, en contexte, sont mobiles et répondent à des jeux de constructions sociales complexes. Il ne s’agit pas pour autant de tomber dans une indéfinition relativiste tout aussi problématique, mais de proposer quelques balises pour fixer un périmètre plus ou moins ouvert au champ que l’on veut analyser. À l’opposé d’une approche qui considérerait une Science majuscule comme flottant au-dessus des réalités sociales, nous préférons ici évoquer la notion de scientificité pour renvoyer aux praxis scientifiques. La scientificité renvoie de manière classique au caractère reproductible, mesurable et réfutable des propositions ainsi qu’au recours à l’expérimentation. Elle renvoie également à une série de disciplines scientifiques instituées. Contre une approche épistémologique essentiellement centrée sur les idées et qui tendrait à naturaliser les sciences, les études des sciences et techniques (STS) (Pestre, 2006), en se focalisant sur les pratiques concrètes (Latour, Woolgar & Biezunski, 2008) ou les controverses qui les animent, ont néanmoins largement montré que la pratique des sciences était prise dans des jeux de pouvoirs complexes en lien avec l’ordre social et politique qu’elles contribuent ainsi à coproduire (Jasanoff, 2010 ; Bonneuil & Joly, 2013). Les liens entre sciences, techniques, régimes économiques et idéologies du progrès ont aussi fait l’objet d’études critiques (Pessis, Topçu & Bonneuil, 2013 ; Pestre, 2014), notamment dans leurs applications à l’agriculture, que ce soit dans le domaine de la chimie (Jas, 2000, 2005) ou dans celui des semences (Bonneuil & Thomas, 2009). Les travaux autour des cultures épistémiques (Knorr-Cetina, 1999 ; Bonneuil, 2006), des plaidoyers épistémiques (Hayden, 2003), de l’émergence des mouvements scientifiques et intellectuels (Frickel & Gross, 2005), ou encore de la sélectivité épistémique (Vadrot, 2014) peuvent aussi être mobilisés pour montrer que l’espace scientifique, loin d’être unifié, est un champ de luttes qui recouvrent des enjeux politiques majeurs.

Le rapport à la scientificité dans les agricultures alternatives semble ambigu et pourrait relever d’une sorte de phénomène d’attraction/répulsion. Il est également intéressant de rappeler à quel point les sciences et les sciences dites occultes entretenaient des liens étroits à l’époque de l’émergence des agricultures alternatives (Bensaude-Vincent & Blondel, 2002). Dans l’expression « sciences occultes », ou « sciences de l’occulte » (dont l’anthroposophie fait explicitement partie), l’aspiration à une reconnaissance en tant que science est déjà perceptible. Olav Hammer a bien montré le ressort des stratégies épistémologiques à l’œuvre dans les mouvements ésotériques, de la théosophie au New Age, notamment à travers les mobilisations de références multiples à différents courants scientifiques (Hammer, 2004). Quand il s’agit de néoruraux, les praticiens des agricultures alternatives ont souvent des formations scientifiques solides qu’ils peuvent réengager dans leurs pratiques. On retrouve souvent, parmi les agriculteurs alternatifs, le profil de l’ingénieur en rupture avec les emplois auxquels il était destiné et qui réinvestit ses savoirs techniques dans des projets écologiques qu’il juge plus proches de ses valeurs, d’une certaine manière, un « ingénieur défroqué ». Loin de dessiner un mouvement réactionnaire antiscience, les agricultures alternatives semblent plutôt esquisser des rapports réflexifs aux sciences et à d’autres manières de les pratiquer. La démarcation entre ce qui relève des sciences et ce qui n’en relève pas (Gieryn, 1983) renvoie à des jeux de constructions de légitimité qui peuvent marquer les discours et pratiques agricoles. Des dynamiques d’hybridation ou de syncrétisme sont par ailleurs à l’œuvre avec différents types de savoirs, qu’ils soient profanes, paysans, autochtones ou traditionnels (Demeulenaere & Bonneuil, 2011 ; Jankowski & Le Marec, 2014 ; Jankowski, 2014 ; Girard et coll., 2017). Quelles sont les références scientifiques principales des agricultures alternatives ? Existe-t-il des modes de collaboration spécifiques avec les scientifiques ? Quelles sont les formes de production et de diffusion des savoirs (formations, Internet, collaborations avec les scientifiques) ? Quelles sont les formes de validation des savoirs dans les agricultures alternatives ?

La spiritualité n’est pas plus aisée à définir que la scientificité (Le Fustec, Storey & Storey, 2015). Elle peut renvoyer à des dimensions éthiques, pratiques, politiques, économiques, transcendantes, immanentes, et avoir un caractère déiste ou non, athée ou non. Elle est évidemment liée à l’idée de croyance qui, comme le montre l’anthropologie pragmatique de cette notion, ne peut en aucun cas se réduire à une opposition avec la rationalité. « Croire en acte » (Lamine, 2018 ; Lamine, Aubin-Boltanski & Luca, 2014) engage les corps et l’expérience, des dimensions émotionnelles comme rationnelles, et dépasse largement le phénomène religieux pour s’étendre aux domaines économiques ou politiques par exemple4. D’un point de vue historique, le spirituel a longtemps été opposé au matériel, mais, là encore, les choses évoluent puisque des formes de pratiques spirituelles de plus en plus incorporées (au sens de médiées par les corps) se développent. La littérature en sciences sociales sur la spiritualité identifie un mouvement de reconfiguration du fait religieux dans les sociétés de la modernité avancée, notamment en Europe (Hervieu-Léger, 2003). Ce mouvement spirituel qualifié également de néospirituel ou de « spiritualités alternatives » (Heelas, 2005), et que certains auteurs peuvent lier à la mouvance New Age (Hanegraaf, 1998), se caractérise par différents traits. En premier lieu, des pratiques plus individualisées et subjectives, clairement démarquées des formes religieuses dominantes les mieux instituées en Occident (catholicisme et protestantisme notamment). Ce détachement des institutions religieuses officielles s’accompagne également d’un détour vers un répertoire de pratiques spirituelles plus ou moins marginales (ésotérisme, paganisme celte ou nordique, méditation…) ou non occidentales (ayurvéda, yoga…). L’influence des courants psycho- logiques jungiens notamment et des démarches de développement personnel où il s’agit de chercher à découvrir une identité individuelle profonde est également notable, de même que, à un niveau plus phénoménologique, la recherche d’expériences subjectives transcendantes (Knoblauch, 2008). Enfin, un dernier élément important de cette mouvance spirituelle est le holisme, c’est-à- dire la volonté de réunir différentes sphères (spirituelle, naturelle, thérapeutique…) séparées par la tendance à la segmentation de la pensée moderne. Ces différentes caractéristiques se combinent pour donner lieu à des configurations multiples. Que l’on considère ce mouvement comme confirmant ou infirmant l’hypothèse de la sécularisation de l’Occident, il est certain qu’il brouille les frontières les mieux instituées entre le sacré et le profane ou encore, entre le religieux et le séculaire. Il est ainsi souvent résumé par ses acteurs comme par les auteurs qui l’analysent dans la formule « spirituel, mais pas religieux » qui, si elle marque une opposition sans doute trop binaire, renvoie néanmoins à une stratégie de démarcation de frontières morales et politiques (Ammerman, 2013), que l’on peut retrouver chez les paysans pratiquant les agricultures alternatives. Néanmoins, notre objectif n’est pas tant de contribuer aux débats théoriques sur la spiritualité et les évolutions du fait religieux que de tester cette catégorie pour savoir ce qu’elle peut nous dire des agricultures alternatives. Nous nous intéressons ici à la façon dont des paysans pratiquant des agricultures alternatives, dans des constellations historiques spatiales et culturelles diverses, négocient leur rapport à un monde qui dépasse l’humain – que ce soit en recourant aux interprétations métaphysiques du cosmos, aux représentations de la nature vivante et agissante relevant de l’écologie profonde et du biocentrisme, aux réflexions vitalistes et monistes sur l’unité de la matière et de l’esprit, ou aux rituels et aux pratiques spirituelles.

Comment le lien entre certaines agricultures alternatives et des courants spirituels ou religieux s’opère-t-il ? Les praticiens des agricultures alternatives se rapprochent-ils de la figure dogmatique du converti ou plutôt de celle du pèlerin, qui bricole avec différents registres de croyance (Hervieu-Léger, 2003) ? Dans quelle mesure certains actes agricoles sont-ils ritualisés à la manière d’actes religieux, renvoyant de manière littérale à l’étymologie de l’agriculture comme culte de la terre ? Les agricultures alternatives impliquent-elles des relations avec des forces ou des entités non humaines issues d’une surnature et/ou du « monde des esprits » ? Peut-on établir des formes de correspondance entre agricultures alternatives et spiritualités alternatives, notamment dans le cadre des évolutions de la modernité ?

Rappelons que l’opposition entre science-rationalité d’une part et religion-spiritualité d’autre part ne va pas de soi et qu’il s’agit d’une construction située dans l’espace et le temps. Cette opposition, on le verra, ne se joue pas de la même manière selon les contextes nationaux et leur histoire. Compte tenu de sa tradition laïque et républicaine, le contexte culturel français tend à durcir ce clivage en rejetant du côté du religieux et de l’irrationnel toute praxis ne relevant pas des canons de la scientificité5, notamment dans le monde académique. Le contexte germanique, probablement marqué par un fond romantique plus prégnant et l’influence d’auteurs comme Goethe, se montre plus poreux quant à la circulation entre ces deux domaines et aux appréhensions de la nature en termes spirituels. Dans une Amérique latine historiquement construite sur les migrations et les syncrétismes à la fois religieux, politiques et épistémiques, les entrecroisements et bricolages entre différentes formes de savoirs et différentes formes de spiritualités semblent presque être la norme, comme en témoignent les deux exemples brésiliens présentés dans la deuxième partie. Les concepts de rationalité et de spiritualité ont été séparés au sein de formations discursives opposant, particulièrement depuis le XIXe siècle, le corps, l’âme et l’esprit, ou encore le sensible et le suprasensible, le physique et le métaphysique. L’histoire de la pensée met en lumière le travail permanent de délimitation entre ce qui doit être tenu pour « scientifique » et ce qui est exclu du canon des connaissances vérifiées empiriquement. Kocku von Stuckrad (2019), qui a esquissé une histoire culturelle de l’âme au XXe siècle, a ainsi montré que les discours sur la sécularisation et l’opposition entre religion et sciences de la nature ont largement été produits à des fins performatives, pour contribuer à faire advenir cette distinction. Moins qu’un déclin du religieux, les « systèmes de référence séculiers » émergeant des disciplines scientifiques et des institutions indépendantes des religions consacreraient l’absorption par une science « séculière » d’éléments de discours anciennement « religieux », tels le miracle, l’étonnement, la sainteté, l’animisme, le cosmos, la création et la nature. Des formes diverses de ces discours auraient donc persisté dans les sciences de la nature, la littérature, l’art et la culture populaire, la politique et les nouvelles pratiques spirituelles, sans plus se référer au concept de religion ou en ne l’utilisant que comme catégorie de démarcation.

Les agricultures alternatives nous semblent être des lieux dans lesquelles les frontières entre scientificité et spiritualité sont particulièrement poreuses, et qui déjouent dès lors toute tentative de catégorisation qui reposerait sur leur opposition binaire. Au-delà de leur diversité, elles partagent une démarche qui n’est pas sans rappeler ce que Bachelard qualifie d’esprit scientifique (Bachelard, 1987, 1989). Elles ne visent évidemment pas la connaissance objective, mais elles sont indéniablement des combinaisons de pensée et d’expérience liées dans une vérification subjective et sensible mais aussi matérielle. En lieu et place de la raison, elles s’appuient sur des logiques, des ordres et des grammaires de référence pluriels, indissociables des pratiques à travers lesquelles ils sont mis en œuvre, dans une démarche expérimentale et expérientielle. Elles conçoivent aussi leur réalité – sol, plantes… – au prisme de pensées, dont les bribes sont appropriées, évaluées, reformulées ou laissées de côté selon ce qu’elles produisent, aussi bien en termes subjectifs, car il faut qu’elles conviennent aux agriculteurs, qu’en termes très matériels, agronomiques ou économiques. Selon Bachelard (1987, p. 10), « la véritable pensée scientifique est métaphysiquement inductive », l’esprit ou plutôt les esprits qui animent les agricultures alternatives le sont aussi : ils s’affirment à la fois dans l’expérience et dans la pensée qui la précède. Alors même que les sources d’inspiration des agricultures alternatives sont parfois qualifiées d’ésotériques, voire d’occultes, telle l’anthroposophie, et qu’elles s’appuient sur des formes de substantialisme et d’animisme que Bachelard considère comme des obstacles majeurs à l’acquisition de l’esprit scientifique, elles présentent pourtant des traits de ce dernier. Les agricultures alternatives associent ainsi de façon inextricable le sensible et le matériel, le pragmatisme et le spirituel, voire le mystique. C’est pourquoi nous avons choisi de parler des « esprits scientifiques », au pluriel, pour traiter des aspirations qui les animent et des assemblages singuliers auxquels leur quête de rigueur et d’intégrité et leur ambition de faire modèle donnent lieu. Pluraliser l’esprit scientifique de Bachelard, c’est donc aussi bien pluraliser les manières de faire science que laisser la porte ouverte « aux esprits », c’est-à-dire à des visions du monde où le naturalisme physique n’est pas le seul horizon. C’est également réhabiliter, au moins partiellement, des formes de savoirs propres à ce que Bachelard ne voyait que comme des obstacles dans le développement linéaire de la science, à savoir l’observation directe, l’intuition, l’holisme, ou encore ce qu’il appelle l’animisme.

Au-delà des questionnements propres à chaque registre de la scientificité et de la spiritualité, on doit donc se demander comment ils se combinent dans les praxis des agricultures alternatives. Comme dit précédemment, penser la tension entre scientificité et spiritualité, c’est ouvrir une réflexion brouillant les frontières entre ce qui relève de la croyance et ce qui relève des savoirs et où les différences entre épistémologies et ontologies s’avèrent chaque fois moins évidentes. Les manières de connaître le monde sont complètement intriquées avec les manières de le composer, de le meubler d’entités diverses, humaines et non-humaines, pour reprendre les réflexions de Philippe Descola sur les ontologies. La plupart des chapitres, en s’intéressant aux croisements entre scientificité et spiritualité, ouvrent donc une réflexion sur les ontologies, ou au moins sur le questionnement du naturalisme classique des modernes – largement dominant dans l’agriculture conventionnelle productiviste – par des agricultures alternatives beaucoup plus enclines à s’ouvrir aux conceptions analogiques. Système de correspondances variées (entre microcosme et macrocosme notamment, entre éléments, mais aussi, entre motifs naturels récurrents), circulation d’énergie ou de flux vitaux et corporalités complexes sont en effet les traits principaux que Descola attribue à l’analogisme (Descola, 2005, p. 280-320) et que l’on retrouve dans la biodynamie, l’agriculture naturelle et la permaculture. Avec l’attribution d’une agentivité aux non-humains et l’apparition d’entités spirituelles, certaines praxis des agricultures alternatives ouvrent même à des conceptions animistes. Mais ce débat particulier sur les ontologies en jeu dans les agricultures alternatives mériterait des développements spécifiques6 qui dépassent nos questionnements sur les liens entre spiritualité et scientificité.

Comment les praticiens des agricultures alternatives maintiennent-ils la tension, ou au contraire, l’étanchéité, entre registres spirituels et registres scientifiques ? Ces agricultures « étendent-elles le domaine de la lutte » scientifique au-delà des ontologies matérialistes ? Peut-on parler d’une écologie de la surnature et quel sens concret donner à des notions comme celle de science de l’esprit ?

Pour répondre aux nombreuses interrogations posées dans cette introduction, plusieurs approches disciplinaires sont mobilisées dans cet ouvrage : histoire des idées, anthropologie, sociologie environnementale, sociologie du religieux ou encore ethnobotanique se côtoient et se croisent dans certains chapitres. Si certains textes sont centrés sur l’analyse des écrits fondateurs des agricultures alternatives, d’autres s’appuient essentiellement sur des observations de terrain et certains combinent les deux approches pour essayer de comprendre les articulations entre fondements théoriques et pratiques concrètes. Largement théorisées par leurs pères fondateurs (Rudolf Steiner pour la biodynamie, Mokiti Okada pour l’agriculture naturelle ou encore Mollison et Holmgren pour la permaculture), les agricultures alternatives sont tout autant des théories pratiques que des pratiques réflexives. Il est difficile d’en comprendre les ressorts sans se référer aux corpus d’idées complexes, parfois foisonnants, qui les ont vues naître. Ceci reste néanmoins largement insuffisant et on doit regarder également ces agricultures alternatives « au concret », dans les manières dont paysans et formateurs les mettent en œuvre dans leurs pratiques culturales quotidiennes. Ceci est d’autant plus vrai que les paysans pratiquant ce type d’agricultures se montrent le plus souvent hyper-réflexifs en étant capables de produire des discours extrêmement sophistiqués sur leurs pratiques. Entrer dans ces agricultures alternatives par les idées, les acteurs ou les pratiques n’a évidemment pas les mêmes implications d’un point de vue méthodologique pour le chercheur et ne produit bien sûr pas les mêmes résultats. En offrant des allers-retours constants entre théories et pratiques, nous espérons que les textes présentés ici donnent un aperçu assez complet des praxis en jeu dans les agricultures alternatives.

> Lire aussi : Les sciences sociales pour éclairer la biodynamie de Martin Quantin.

Expérimentations et esprits au cœur de la biodynamie

La première partie illustre les modalités contrastées d’articulation entre scientificité et spiritualité qu’autorise la biodynamie. Si une biodynamie orthodoxe proche des écrits de Steiner et du courant anthroposophique cherche à dépasser le dualisme entre science et spiritualité en actualisant dans la pratique le principe de la science de l’esprit, par-delà matière et esprit, d’autres biodynamies, plus rationalistes et laïques ou, au contraire, puisant à d’autres formes actuelles de spiritualités, sont également observables sur le terrain. Au-delà de ces différences, l’intérêt de l’expérimentation et l’ancrage dans la matière et la pratique semblent être communément partagés et affirmés, aussi bien dans le cadre de la science de l’esprit de Steiner et des anthroposophes, qu’à travers les expériences paysannes et vigneronnes.

La biodynamie est particulièrement pertinente pour réfléchir à l’articulation entre science et spiritualité puisque, comme nous l’explique Aurélie Choné dans le premier chapitre, l’oxymore apparent « science de l’esprit » (Geisteswissenschaft) est au cœur du texte qui pose les fondements de la biodynamie – Le cours aux agriculteurs – et de la vision du monde qui la sous-tend, l’anthroposophie. Loin d’opposer raison et croyance, cette dernière repose sur l’extension de la méthode scientifique aux « mondes spirituels », notamment via la mobilisation de la (supra)sensibilité. Le texte d’Aurélie Choné présente les principales inspirations théoriques du Cours aux agriculteurs : sciences naturelles, théorie des éléments, philosophie romantique, philosophies orientales, mais également et peut-être surtout alchimie et approche goethéenne du vivant. Il nous plonge ainsi dans une pensée et une époque où les avancées des sciences naturelles s’articulent avec des pensées issues d’autres horizons et d’autres rationalités. Il explique aussi la manière dont celles-ci inspirent des prescriptions pratiques comme les préparations biodynamiques, la dynamisation, la prise en compte des rythmes cosmiques. Ce faisant, il donne des clés pour lire un texte souvent présenté comme difficile d’accès et déroutant, autant pour des universitaires (Besson, 2011, p. 269-289) que pour de nombreux praticiens de la biodynamie qui admettent souvent ne pas l’avoir lu.

Lire aussi : L’influence des théories et pratiques de l’anthroposophie sur les modèles de pensée écologiques et alternatifs et Les fondements de l’écologie spirituelle chez Rudolf Steiner d'Aurélie Choné.

Le deuxième chapitre, de l’anthropologue Nadia Breda, permet de faire un pas de plus dans la compréhension des fondements de la biodynamie en décrivant sa mise en œuvre et sa concrétisation dans la communauté anthroposophe italienne de la Nuova Terra et en revenant sur le brouillage d’un dualisme fondamental, celui entre matière et esprit. Nadia Breda montre comment ces deux principes, qu’on tend couramment à opposer, sont complètement imbriqués dans les conceptions et pratiques des anthroposophes. Elle revient sur le principe recteur de la « physique spirituelle de Steiner », selon lequel la matière serait de l’esprit brisé ou cristallisé. Elle explique ensuite comment ce principe est repris et articulé par l’un des fondateurs de la communauté de la Nuova Terra, mais également comment il est décliné en pratique dans des techniques visant à faire redescendre l’esprit dans la matière ou au contraire à faire « remonter » la matière dans des sphères spirituelles pour la relier à ces sphères. Elle explique enfin comment ces techniques sont engagées dans des interventions concrètes sur les plantes pour leur apporter des qualités nouvelles. La biodynamie pratiquée dans cette communauté anthroposophe n’implique pas, selon Nadia Breda, un monde seulement matérialiste, naturaliste et rationaliste, mais aussi un univers où matière et esprit sont imbriqués selon des principes analogiques (fondés sur les correspondances), holographiques (selon lesquels « tout est dans tout ») et métamorphiques.

> Lire aussi : Anthroposophie et environnementalisme et La plante comme intermédiaire de Nadia Breda

Le troisième texte, proposé par Alexandre Grandjean, permet de poursuivre l’analyse en abordant le domaine d’application le plus contemporain de la biodynamie : la viticulture. À partir d’une étude en sociologie des religions menée sur une vingtaine de domaines en Suisse romande, il s’interroge sur le développement de la biodynamie dans le secteur viticole et sa qualification : peut-on parler de spiritualisation de la viticulture ou au contraire de sécularisation de la biodynamie ? Sa réponse est nuancée puisqu’il met en évidence la tension entre deux cadrages dans le milieu de la viticulture biodynamique suisse. Le premier vise à « neutraliser l’altérité » et à « dé-cosmologiser » la biodynamie en la réintégrant dans une compréhension naturaliste et techniciste. Il tend à euphémiser les « influences » et les « forces » cosmiques et terrestres dites « agissantes » selon les conceptions anthroposophiques de la biodynamie, ou à réduire leur périmètre. Au contraire, le second tendrait à « re-cosmologiser » la biodynamie, en lui associant un ensemble de perspectives « spirituelles » nuançant le matérialisme des approches scientifiques. Il repose sur une réinterprétation des cosmologies associées à Rudolf Steiner selon les émergences socio-religieuses actuelles (néoorientalismes, néochamanismes, réseaux New Age…). Ces deux cadrages donnent lieu à de multiples modalités d’expression et de pratiques de la biodynamie, situées au carrefour de ses mondes : entre écologie, agronomie et cosmologie. Le quatrième chapitre de Leila Chakroun nous emmène, comme lors de notre colloque de Lausanne qui s’était clos par une visite collective de ce domaine, chez Pierre-Alain Indermühle, viticulteur Suisse. Elle nous invite à une balade dans l’exploitation et le long du chemin de vie de ce paysan-vigneron, qui semble synthétiser à lui seul l’ensemble des pratiques alternatives. Son parcours expérimental l’a conduit de l’agriculture conventionnelle à la construction d’un organisme agricole où se combinent agriculture biologique, biodynamie et permaculture. Selon Leila Chakroun, ce qui donne sens à cet ensemble est la logique du soin réciproque entre humains, végétaux et animaux, logique qui passe chez Pierre-Alain par l’utilisation de tisanes, d’élixirs, mais également par l’adoption ou le développement de pratiques énergétiques et néochamaniques. Ce texte qui décrit une pratique biodynamique très ouverte aux autres agricultures et spiritualités alternatives, offre une transition idéale vers notre deuxième partie.

> Lire aussi : La viticulture biodynamique en Suisse : un objet social et agronomique en mouvement d'Alexandre Grandjean.

Circulations, syncrétismes, échos

La deuxième partie de l’ouvrage poursuit la réflexion sur les modalités d’articulation entre science et spiritualité, mais dans d’autres types d’agricultures alternatives et au-delà de l’horizon européen. Les études de cas de cette partie mettent en évidence différents types et niveaux d’hybridation ou de syncrétisme (Foyer, 2018). En termes d’espaces culturels tout d’abord, les textes traitent de l’Amérique latine (Brésil), et, dans une moindre mesure du Japon ou de l’Australie aborigène, témoignant de la circulation mondiale des références des agricultures alternatives. La permaculture a une dimension globale, de l’Australie au Malawi en passant par le Salvador, de même que l’agroécologie ou l’agriculture naturelle, liée à la diffusion de l’Église messianique mondiale à laquelle elle est attachée. À un niveau cognitif ensuite, si l’écologie reste la source scientifique majeure d’inspiration, les références à la thermodynamique dans la permaculture ou à la physique quantique servent d’horizon de justification à des dimensions plus ésotériques. Dans l’agriculture naturelle, les principes agronomiques très généraux tirés de la vision spirituelle de Mokiti Okada trouvent des concrétisations dans des innovations en science des sols et en microbiologie. À ces références s’ajoutent des emprunts à des péri-sciences comme l’homéopathie et à des concepts moins « stabilisés » comme l’énergie. À un niveau spirituel ensuite, l’agriculture naturelle est imprégnée de shintoïsme et de bouddhisme, et se trouve transférée au Brésil, terre de syncrétisme religieux particulièrement ouverte aux métissages de ce type. Le même syncrétisme s’observe dans les communautés catholiques façonnées par la théologie de la libération qui pratiquent une homéopathie rurale teintée de vitalisme européen et de culte des saints. La permaculture, quant à elle, emprunte aux cosmologies aborigènes et s’ouvre dans certaines versions aux différents courants New Age. Mais surtout, l’étude des agricultures alternatives montre qu’elles mêlent entre eux ces niveaux culturels, cognitifs et spirituels et engagent ainsi une manière totalisante ou holistique de faire monde, bien plus qu’un rapport au monde qui se réduirait à leur seule production. Questions de santé, d’alimentation, de production agricole et de spiritualité sont extrêmement poreuses et entremêlées dans ces projets de vie collectifs où l’agriculture n’est qu’une composante, certes centrale, d’un ensemble plus vaste, irrigué par de denses réseaux de correspondances et d’échos proches des logiques de l’analogisme, où circulent un flux vital et des intentionnalités positives qu’il convient d’orienter pour maintenir un certain équilibre.

Dans le premier chapitre de cette partie, Kevin Morel offre une contribution originale sur la permaculture en explorant les différentes combinaisons qu’on y trouve entre science et ingénierie d’une part (écologie, design…) et éléments spirituels (références autochtones, religion, New Age…) d’autre part. Il revient ainsi sur les inspirations aborigènes de la permaculture chez l’un de ses fondateurs, Bill Mollison, notamment sur sa reprise des principes fondamentaux du Rêve aborigène, aussi bien au niveau éthique (responsabilité et humilité dans les relations entre les hommes et le monde) que méthodologique (observation des interrelations, répétitions des « motifs », effets de bordure…). Au fil du temps, Mollison s’est de plus en plus inspiré d’écologie scientifique et de rationalisme, tandis que Holmgren, l’autre référence de la permaculture, a eu une trajectoire plutôt inverse. Dans les deux cas, cette permaculture des pères fondateurs mêle une spiritualité non moderne aux acquis d’une pensée scientifique écologique. L’essor et la diffusion mondiale de la permaculture auraient débouché sur la production de différentes formes et constellations de pratiques, représentant autant de modalités d’articulation entre éléments spirituels et éléments scientifiques, des versions les plus rationalistes (« perma-scientisme ») aux versions les plus religieuses (permaculture New Age, perma-fondamentalisme), en passant par une permaculture indigénisée, qui s’appuie sur des éléments locaux pour retraduire en termes autochtones les principes scientifiques de la permaculture. Kevin Morel propose ainsi une typologie exploratoire qui permet de fixer quelques repères dans le monde complexe de la permaculture et de ses rapports multiples et ambigus à la spiritualité.

Le chapitre de Julien Blanc analyse à l’aune de la sociologie de la traduction l’agriculture naturelle développée par l’Église messianique mondiale du Brésil. C’est en effet à plus d’un titre que cette dernière met en jeu des dynamiques de traduction. On observe tout d’abord un transfert temporel et culturel du Japon des années 1930 au Brésil contemporain et la traduction en expérimentations scientifiques et techniques d’un principe spirituel de non-intervention et d’auto-réalisation. Ces expérimentations ont donné lieu à des innovations importantes dans le mouvement plus large de l’agroécologie, comme l’utilisation des techniques de compost bokashi et des micro-organismes efficients. La diffusion de ces techniques hors des laboratoires, vers les agriculteurs, à travers un réseau institutionnalisé relève également d’un processus de traduction. Julien Blanc décrit ensuite comment ce mélange entre recherches scientifiques et techniques, principes spirituels et institutions se concrétise avec plus ou moins de succès dans des expériences productives de maraîchage ou d’élevage de poulets. En conclusion, Julien Blanc fait l’hypothèse que, malgré sa faible visibilité, le principe recteur qui sous-tend ce dense réseau de traduction est la volonté de faire circuler un « flux primordial (de nature divine) qui offre au monde sa pleine vitalité ».

Le chapitre de Sébastien Carcelle nous emmène de l’Allemagne de la fin du XIXe siècle avec l’inventeur de l’homéopathie, Samuel Hahnemann, aux expériences contemporaines d’homéopathie rurale dans le Minas Gerais brésilien. Après avoir présenté les principes fondamentaux de l’homéopathie, Sébastien Carcelle explique comment cette médecine alternative s’est diffusée au Brésil dans le secteur de la santé humaine, mais également à partir des années 2000 dans celui de la santé animale et végétale, notamment à travers les réseaux de l’agroécologie et de l’Église catholique. L’apport central de ce chapitre est de montrer com- ment l’homéopathie rurale renvoie à une manière d’intégrer les dimensions sanitaires, alimentaires et religieuses, bien plus qu’à une technique agronomique. En dernière instance, elle semble même relever d’une ontologie analogique fondée sur la circulation de l’énergie comme flux vital. Ce principe de circulation donne lui-même lieu à des interprétations différentes qui relèvent aussi bien des croyances populaires que du christianisme ou de l’agronomie.

Du fait de la manière dont les éléments scientifiques sont réengagés et réarticulés dans des projets plus vastes, le périmètre même du champ scientifique est redéfini, ce qui oblige le chercheur qui observe les praxis des agricultures alternatives et veut en rendre compte à faire au moins un pas de côté par rapport à ses habitus de recherche. Ces différentes manières d’effectuer ce pas de côté sont au cœur de la dernière partie de l’ouvrage.

Se (dé)placer face aux objets : sensibilités, théories et méthodes

Étudier les agricultures alternatives sème le trouble dans l’ordre de la recherche en sciences sociales, au sens où la position de chercheur se trouve largement questionnée par l’émergence de références à des réalités peu stabilisées qui débordent le cadre rationnel. À bien des égards et aux mêmes titres que l’expérience psychédélique, les apparitions de la vierge (Claverie, 1990, 2003), le magnétisme animal (Meheust, 1996), la sorcellerie (Favret- Saada, 1994), ou encore le chamanisme (Hell, 2002), les agricultures alternatives sont des objets-limites pour les chercheurs, objets-limites qui questionnent frontalement la pertinence des méthodes et épistémologies des disciplines scientifiques. Dans quelle mesure garder une distance critique quand les expériences décrites renvoient à la capacité à s’engager pleinement ? Qu’est-ce que le chercheur peut rendre visible et lisible, non seulement par rapport aux acteurs avec qui il est engagé, mais aussi par rapport aux cadres de l’expression scientifique ? Comment adapter le regard et l’instrumentation des différentes disciplines des sciences sociales à ces objets dans ce qu’ils ont de plus limite ? Enfin, jusqu’où se laisser affecter par les cosmovisions en jeu dans ce type de pra- tiques ? Face à l’altérité radicale que représentait son objet, la sorcellerie dans le bocage, l’anthropologue Jeanne Favret-Saada avait donné une réponse non moins radicale, celle de se « laisser affecter », d’entrer pleinement dans les systèmes sorcellaires. La sorcellerie étant incompréhensible depuis un dehors scien- tifique, il fallait donc se laisser ensorceler (Favret-Saada, 1994).

Entrer de plain-pied dans le monde de l’autre, épouser ses méthodes et son point de vue jusqu’à se laisser altérer est une des réponses possibles, prônées notamment par l’ethnométhodologie, mais ce n’est (heureusement) pas la seule. Nous préférons reprendre ici un autre concept de Jeanne Favret-Saada, celui de place et de déplacement, qui renvoie à la capacité d’un individu à ne pas occuper la place qui lui est assignée par la reproduction sociale, à ne pas faire ce que le corps social attend de lui. Dans le contexte qui nous intéresse ici, le déplacement renvoie donc non seulement à la capacité de s’émanciper de cadres scientifiques trop contraignants, mais encore à la capacité de négocier sa propre position, sa propre distance, par rapport à son objet, sans forcément préjuger qu’il en existe une seule et unique valable (Favret-Saada, 2004). Les trois chapitres de la dernière partie de l’ouvrage abordent sous des angles différents cette question de la position face à l’altérité radicale des agricultures alternatives.

Le premier défi à relever concerne les outils conceptuels à mobiliser pour appréhender les dimensions à la fois spirituelles et scientifiques des agricultures alternatives. Une possibilité consiste à puiser dans différentes disciplines et approches (sociologie rurale, sociologie religieuse, STS, anthropologie, histoire des idées…) et à répondre au syncrétisme de l’objet par un syncrétisme théorique, au risque d’un certain équilibrisme, voire d’un contorsionnisme conceptuel plus ou moins assumé. Mathieu Gervais adopte dans son chapitre une voie quelque peu différente, qui relève à la fois du déplacement théorique et de la montée en généralité. Il complète en effet sa perspective de sociologie des religions par des emprunts aux études postcoloniales sur les liens entre religions, savoirs et pouvoirs pour analyser les agricultures alternatives. L’intérêt pour des contextes indiens, africains ou latino-américains engage de fait à historiciser la question de la religion et à la replacer dans les jeux de savoirs/pouvoirs propres au processus de modernisation. Inscrire la question des liens entre spiritualité et scientificité dans une histoire longue et dans le rapport à une modernité en perpétuelle construction empêche de naturaliser le religieux ou le scientifique comme relevant respectivement de la tradition ou de la modernité.

Après avoir présenté les apports théoriques de trois figures majeures (Talal Asad, Peter Van der Veer, Richard King) des études postcoloniales pour penser la religion comme produit historique de la modernité, Mathieu Gervais montre comment leurs réflexions peuvent s’appliquer à l’agriculture paysanne française. Celle-ci s’est en effet construite dans un rapport à la modernisation agricole et au catholicisme qui est à la fois ambigu, évolutif et variable selon la position sociale, rurale ou néorurale en particulier, des individus.

Le second défi concerne la capacité des sciences sociales à rendre compte des dimensions sensibles, voire suprasensibles, revendiquées dans la pratique des agricultures alternatives, ce que Christelle Pineau a élégamment appelé la « réhabilitation du sensible » (Pineau, 2017, 2019). Les praticiens des agricultures alternatives semblent en effet valoriser très fortement le recours à cette catégorie qui renvoie à la mobilisation des différents sens, du corps et de l’intuition dans les pratiques culturales. Cette catégorie questionne largement la science en tant que sphère de la raison et du monde matériel et ouvre sur d’autres formes de savoirs médiés avant tout par les corps. À un niveau plus fondamental de la praxis des agricultures alternatives, la sensibilité peut même déborder sur la suprasensibilité (Foyer, 2018) et, plus largement, sur des sphères ontologiques moins clairement matérialisées où peuvent se déployer différentes forces et énergies, voire des entités spirituelles. En mobilisant les dimensions artistiques dans leurs démarches scientifiques, les deux derniers chapitres présentent une des voies possibles pour restituer cette dimension sensible. Nous avons souhaité rendre justice à cette démarche symétrique entre art et science en publiant un cahier à part qui accompagne les textes respectifs de ces chapitres. Nous demandons donc au lecteur de se prêter au jeu d’une lecture croisée entre textes et images, et d’apprécier ces illustrations, tout en réalisant le travail d’exploration des dimensions sensibles qu’elles représentent, et dont les méthodes des sciences sociales ont du mal à témoigner. Le chapitre de Mélanie Roy et Sophie Caillon aborde de front la question du sensible. Elles rendent ainsi compte d’un processus de coconstruction, en partenariat avec des vignerons en bio et biodynamie du sud de la France, d’un projet d’étude de la flore des vignes. Dans ce projet, la mobilisation progressive de formes d’expression artistique, notamment la création et l’utilisation d’aquarelles, s’est peu à peu imposée comme un dispositif privilégié de recherche botanique et ethnobotanique. Si les aquarelles ont servi dans un premier temps à renforcer la qualité de l’inventaire de la flore, dans la tradition en voie d’érosion du dessin botanique, elles ont permis ensuite de mieux rendre compte des interactions entre humains, plantes et sols en resituant les vignerons dans leurs paysages et dans leurs interactions avec les chercheurs. Elles ont également été utilisées comme outil de dialogue avec les vignerons et les étudiants impliqués dans le projet. Au final, ce projet entre viticulteurs, artistes et scientifiques a ainsi « révélé bien plus que des listes d’espèces ou l’effet des pratiques : il a permis de revenir à ce qu’est l’écologie, c’est-à-dire l’étude des interactions, et s’est accompagné d’un changement de position pour le chercheur, d’une ouverture vers une sensibilité artistique, pour communiquer avec les vignerons ».

Ce genre de préoccupations et de réponses à l’interface entre démarches scientifiques et artistiques se retrouvent dans le dernier chapitre qui présente les travaux récents du collectif Vin/Vivants composé d’Emmanuelle Blanc, de Denis Chartier et d’Aurélien Gabriel Cohen. À travers une visite virtuelle et l’explication de la démarche qui a conduit à leur installation d’art contemporain présentée en 2019, les auteurs exposent leurs travaux ayant permis de saisir et de rendre sensibles les formes particulières de composition avec les processus du vivant que l’on rencontre dans la vitiviniculture naturelle. Pour identifier les dispositifs « bricolés » d’attention aux vivants et des pratiques sensibles singulières, ils ont développé une méthodologie tout autant bricolée de recherche/création mêlant sciences humaines, sciences du vivant et arts. En présentant plus spécifiquement trois œuvres mobilisant les arts plastiques, visuels et sonores, les auteurs donnent à saisir d’autres façons de se relier, de faire-avec, à travers ce qu’ils identifient comme une multitude d’agencements polyphoniques – « entre les chevreuils et les vendangeurs, entre les plantes et les roches, entre l’oreille et les levures ». Les voies méthodologiques dessinées ici esquissent de nouvelles modalités pour mettre à jour, voire favoriser « des formes d’attention aux vivants où les relations interspécifiques et les bricolages pratiques et sensibles permettent d’affirmer d’autres formes de cohabitation ».

Bibliographie

Voir l’article original.

Notes

  1. Nous tenons à remercier en plus des auteur·e·s de cet ouvrage, l’ensemble des participant·e·s à ces deux séminaires dont les contributions et les échanges ont été précieux et ont très largement inspiré les réflexions présentées ici
  2. On pense notamment au numéro spécial de la revue Terrain, « l’Incroyable et ses preuves » (Lenclud, 1990) et celui d’Ethnologie française sur « la science à l’épreuve des para-sciences » (Lagrange, 1993).
  3. On pense notamment à l’affaire Sokal.
  4. On renvoie ici aux travaux de Luca sur la croyance engagée dans des activités commerciales notamment (Luca, 2012), et aux propositions beaucoup plus proches de notre objet d’« anthropologie de l’espérance » de Sébastien Carcelle dans sa thèse sur l’agroécologie brésilienne (Carcelle, 2021).
  5. On en prend pour preuve le renouveau et le dynamisme des mouvements rationalistes, à travers notamment la zététique (Laurens, 2019), et leur chasse aux éléments de religiosité, aux parasciences ou au « charlatanisme » derrière différentes pratiques thérapeutiques (homéopathie, acupuncture…) ou agricoles. L’anthroposophie et la biodynamie sont des cibles privilégiées de ces mouvements. Dans cette veine critique, on renvoie aussi à l’article de Jean-Baptiste Malet dans Le Monde Diplomatique intitulé « L’anthroposophie, discrète multinationale de l’ésotérisme » (Malet, 2018).
  6. Les ontologies en jeu dans les agricultures alternatives et leurs débordements sur l’analogisme et l’animisme ont déjà été analysées de façon relativement poussée par Nadia Breda (Breda, 2016) ou Christelle Pineau (Pineau, 2017). Une intervention de Jean Foyer lors de notre colloque de Lausanne était spécifiquement consacrée à défendre l’hypothèse « d’ontologies à géométrie variable » dans la biodynamie, hypothèse selon laquelle, en fonction des praticiens, de leurs niveaux d’initiation, de leurs parcours de vies et des contextes spatio-temporels, la biodynamie mobiliserait des registres aussi bien naturalistes qu’analogiques ou animistes. Cette hypothèse qui renvoie à une tentative de « pragmatisation » du cadre descolien est au cœur de son habilitation à diriger les recherches (Foyer, 2021) qui devrait donner lieu prochainement à la publication d’un ouvrage.