Les sciences sociales pour éclairer la biodynamie

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Article de Martin QUANTIN, ingénieur agronome et coordinateur de l’association Biodynamie Recherche, initialement publié dans le n°111 de la revue Biodynamis (automne 2020).

Depuis bientôt un siècle, la biodynamie se développe lentement dans le paysage agricole mondial. D’abord confinées dans un cercle d’agriculteurs anthroposophes proches de Rudolf Steiner, les pratiques biodynamiques ont progressivement été adoptées par un nombre toujours croissant d’agriculteurs et de jardiniers.

Aujourd’hui, la biodynamie est présente sur la place publique, et suscite chaque semaine son lot de réactions dans les médias : reportages enjôleurs, chroniques assassines, articles militants, débats contradictoires, accusations au tribunal… Les journalistes s’en donnent à cœur joie avec un sujet clivant, car difficile à appréhender avec les concepts classiques de notre société occidentale matérialiste. La caricature est facile, tout comme l’idéalisation naïve d’une agriculture qui renouerait avec la Nature et le Cosmos.

Le procès (fictif) de la biodynamie s’est tenu à Angers le 1er février 2019 dans le cadre de la semaine Food’Angers et de l’ouverture des salons des vins qui se déroulent en Anjou. La biodynamie est accusée de charlatanisme, de sorcellerie et de tromperie.

Généralement,  la  biodynamie suscite soit un rejet épidermique, soit une adhésion aveugle. L’entre-deux, le propos nuancé ou les présentations non partisanes sont plus rares, notamment parce que les concepts pour penser la biodynamie dans notre monde moderne font défauts. Existe-t-il une façon pour comprendre la biodynamie sans tomber dans les écueils de l’autoréférence (sources et/ou vocabulaire interne) ou de l’utilisation d’un cadre inadapté (science matérialiste) ?

La réponse nous viendrait-elle du côté des sciences humaines et sociales ? Depuis quelques années, un collectif francophone de chercheurs en sociologie et anthropologie s’intéresse de près au « phénomène » de l’agriculture biodynamique. L’intérêt de cette approche est de prendre au  sérieux un phénomène à partir du moment où il est présent dans le monde, et de tenter d’en décrire les propriétés et les qualités à partir de concepts en constante évolution. En effet, la jeunesse et la nature même des sciences humaines et sociales – en comparaison des sciences de la nature – leur permet une grande souplesse dans la création et le maniement des concepts, et donne surtout une large place à la description phénoménologique (ou ethnographie dans le langage des anthropologues). Nous avons donc, avec ces méthodologies, des outils puissants pour rendre compte de la diversité des « résultats » de l’agriculture biodynamique, bien au-delà des aspects purement agronomiques (rendement des cultures, fertilité du sol, qualité des aliments…).

Enquête dans un monde occidental singulier

Deux journées d’études intitulées « Enquête dans un monde occidental singulier. L’anthroposophie entre analogisme, animisme et hybridations » ont eu lieu en décembre 2019, hébergées par le Collège de France et le Laboratoire d’Anthropologie Sociale. Premier évènement de science sociale consacré à l’anthroposophie, il a permis de faire dialoguer, dans  un contexte  et un cadre académique, des anthroposophes et des universitaires, pour la plupart anthropologues. De fait, ces journées ont été placées sous le signe de la traduction, puisqu’il s’agissait à la fois de traduire en termes intelligibles dans les sciences sociales des conceptions anthroposophiques du monde, et d’autre part de rendre accessible pour des non-initiés les catégories ontologiques 1 qui traversent le champ de l’anthropologie contemporaine.  Ces catégories, issues du travail de l’anthropologue Philippe Descola, seront présentées dans la suite de l’article.

Philippe Descola : par-delà nature et culture

Philippe Descola en 2014, photo de Claude TRUONG-NGOC (Wikimedia Commons, cc-by-sa-3.0)

Né en 1949 à Paris, Philippe Descola a d’abord fait des études de philosophie avant de se former à l’ethnologie à l’anthropologie.   Son travail de terrain le mène chez les indiens Jivaros Achuar en Amazonie équatorienne entre 1976 à 1979, dont il étudie plus particulièrement les relations à l’environnement, sujet de la thèse de doctorat d’ethnologie qu’il soutient en 1983 sous la direction de Claude Lévi-Strauss. Il s’intéresse tout particulièrement aux  rapports entre les humains et les non-humains au sein des groupes ethniques. De 2000 à 2019, il dirige la chaire d’Anthropologie de la nature au Collège de France.

Dans son œuvre principale, Par-delà nature et culture (2005), Philippe Descola élabore un langage conceptuel décrivant « les pièces élémentaires d’une sorte de syntaxe de la composition du monde »2. A partir de son expérience ethnographique en Amazonie, complétée par une étude approfondie des peuples d’Amérique du Nord, de Sibérie, ainsi que certaines « tribus » africaines, ou les Aborigènes d’Australie, il esquisse un modèle lui permettant de décrire quatre manières-types (ou schèmes  d’identification) qu’ont les sociétés humaines de rentrer en relations avec les non-humains, c’est-à-dire les animaux, les plantes, les minéraux, les lieux, le cosmos… Descola les  appelle animisme, totémisme, analogisme et naturalisme. Ces quatre manières de s’identifier avec le monde façonnent également quatre ontologies qui reposent sur une dichotomie de base entre intériorité et physicalité.

« Par intériorité, il faut certes entendre la gamme des propriétés ordinairement associées à l’esprit, à l’âme ou à la conscience (intentionnalité, subjectivité, réflexivité, affects, aptitude à signifier ou à rêver), mais aussi les principes immatériels supposés causer l’animation, tels le souffle ou l’énergie vitale, en même temps que des notions plus abstraites comme l’idée que je partage avec autrui une même essence, un même principe d’action ou une même origine. Par contraste, la physicalité concerne la forme extérieure, la substance, les processus physiologiques, perceptifs et sensori-moteurs, voire le tempérament ou la façon d’agir dans le monde en tant qu’ils manifesteraient l’influence exercée sur les conduites ou les habitus par des humeurs corporelles, des régimes alimentaires, des traits anatomiques ou un mode de  reproduction  particuliers ».  

Philippe Descola, Anthropologie de la Nature 2, p. 627.

Regardons  de  plus  près  les  spécificités  de  ces  quatre « manières d’être au monde ».

Animisme, Totémisme, Analogisme, Naturalisme

Voici comment Descola présente son hypothèse :

« Face à un autrui quelconque, humain ou non humain, je peux supposer soit qu’il possède des éléments de physicalité et d’intériorité identiques aux miens (le totémisme), soit que son intériorité et sa physicalité sont distinctes des miennes (l’analogisme), soit encore que nous avons des intériorités similaires et des physicalités hétérogènes (l’animisme), soit enfin que nos intériorités sont différentes et nos physicalités analogues (le naturalisme).

Philippe Descola, Anthropologie de la Nature 2, p. 627-628.
Ressemblance des intériorités
Différence des physicalités
  Animisme TotémismeRessemblance des intériorités Ressemblance des physicalités
Différence des intériorités Ressemblance des physicalités  Naturalisme  AnalogismeDifférence des intériorités Différences des physicalités 

Essayons d’expliciter quelque peu ces propos. Les collectifs animistes reconnaissent une même intériorité aux humains et non-humains, par exemple l’âme et l’esprit chez les plantes et les animaux, mais les distinguent par leur apparence physique. La culture n’est pas le propre des humains, puisque les animaux et les plantes la possèdent également, et les êtres humains peuvent rencontrer les non-humains via cette intériorité partagée.

« A l’inverse de ce qui est devenu la norme en Occident, ce n’est donc pas par leurs âmes qu’humains et non- humains se différencient dans les systèmes animiques, mais bien par leurs corps. De plus, cette différence de physicalité ne concerne pas tant la matière (humains et non-humains partageant des substances communes qui circulent sans trêve entre les corps, à l’instar d’une vaste  chaîne  trophique),  elle  concerne  surtout  la  forme ».

Philippe Descola, Anthropologie de la Nature 2, p. 628.

Dans le totémisme, il y a continuité des intériorités et des physicalités (exemple des Aborigènes d’Australie). Ce sont les êtres du Rêve (êtres originaires ) qui sont le plus souvent présentés « comme des hybrides d’humains et de non-humains déjà répartis en groupes totémiques au moment de leur venue. Ils sont humains par leur comportement, leur maîtrise du langage, l’intentionnalité dont ils font preuve dans leurs actions, les codes sociaux qu’ils respectent et instituent, mais ils ont l’apparence ou portent le nom de plantes ou d’animaux »3.

Dans les collectifs analogistes, le monde est composé d’êtres dont les qualités corporelles et spirituelles sont toutes distinctes et spécifiques, multiples et mobiles, mais néanmoins interconnectées dans une totalité plus grande, cohérente et autosuffisante. Intériorités et physicalités se rejoignent cependant en d’innombrables jeux de correspondances et de relations réciproques, ce qui rend les ontologies analogistes vertigineuses. Le réel est fractionné « en une multiplicité d’essences, de formes et de substances séparées par de faibles écarts, parfois ordonnées dans une échelle graduée, de sorte qu’il devient possible de recomposer  le  système  des  contrastes  initiaux  en  un  dense  réseau d’analogies. »4 Cette forme d’ontologie est très commune sur la face du monde , et « s’exprime, par exemple, dans les corrélations entre microcosme et macrocosme qu’établissent la géomancie et la divination chinoise, ou dans l’idée, courante en Afrique, que des désordres sociaux sont capables d’entraîner des catastrophes climatiques »5.

Enfin, le naturalisme occidental, qui apparaît au XVIIIe siècle à la suite de la période analogique du Moyen-Âge, représente l’idéologie du monde moderne que nous connaissons (trop) bien.

« C’est celle qui nous est la plus familière et que nous croyons, à tort, universelle : les humains sont distribués au sein de collectifs différenciés par leurs langues et leurs mœurs (les cultures) excluant les non-humains (la nature). Deux idées dominent : d’abord que ce qui différencie les humains des non-humains, c’est l’intériorité (qu’on nomme celle-ci conscience réflexive, subjectivité ou faculté langagière) […] Ensuite, l’idée complémentaire, très anciennement présente mais dont Darwin fournira la théorie, que la composante physique de notre humanité nous situe dans un continuum matériel au sein duquel nous n’apparaissons pas comme des singularités beaucoup plus significatives que n’importe  quel autre  être organisé ».

Philippe Descola, Anthropologie de la Nature 1, p. 616

Le naturalisme occidental, une ontologie « exotique »

La mise en perspective de notre posture naturaliste par la description détaillée des trois autres  schèmes  d’identification  fait  presque  apparaître  l’idéologie occidentale  comme « exotique » et remet explicitement en cause ses prétentions au savoir, à la vérité et par- dessus tout à l’universalisme. Ceci est particulièrement valable pour les sciences :

« le fondement du naturalisme moderne, la séparation entre nature et culture, a permis le développement des sciences positives, mais c’est un présupposé ontologique qui n’est pas scientifique en soi ».

Philippe Descola, «Je suis devenu un peu animiste, il m’arrive de dialoguer avec les oiseaux», interview par Catherine Calvet et Thibaut Sardier parue dans le journal libération du 30 janvier 2019.

D’où la nécessité de relativiser le récit naturaliste. Par ailleurs, Descola ne hiérarchise pas les ontologies entre elles, précisant qu’aucune n’est au-dessus de l’autre ni plus à même d’apporter des réponses pertinentes aux multiples défis rencontrés par les humains. Par ailleurs, il montre également qu’au-delà de ces catégories, des hybridations sont possibles.

En effet, si « la plupart des Européens sont spontanément naturalistes en raison de leur éducation formelle et informelle, cela n’empêche pas certains d’entre eux, en certaines circonstances, de traiter leur chat comme s’il avait une âme [pratique animique], de croire que l’orbite de Jupiter aura une influence sur ce qu’ils feront le lendemain [pratique analogique], ou encore de s’identifier à tel point à un lieu et à ses habitants humains et non- humains que le reste du monde leur paraît être d’une nature entièrement différente de celle du collectif auquel ils sont attachés [conception totémique] ».

Philippe Descola : Par delà nature et culture (Ed. Gallimard, 2005) p. 322

Anthroposophie et biodynamie entre analogisme, animisme et hybridations

Revenons à notre groupe de chercheurs en sciences sociales qui travaillent sur la biodynamie. L’une des questions posée consiste à savoir s’il est pertinent de mobiliser les catégories de Descola pour tenter de mieux comprendre les biodynamistes (et non pas la biodynamie en général). Car si l’anthropologie se différencie de la philosophie, c’est bien qu’elle prend pour point de départ la réalité des pratiques d’un groupe humain identifié, et non le corpus théorique et philosophique de l’anthroposophie.

Mais alors, la biodynamie est-elle ancrée dans une ontologie analogique, considérant chaque règne de la nature comme une composition spécifique de propriétés corporelles (physicalités) et spirituelles (intériorités), et établissant de multiples correspondances entre microcosme et macrocosme ?

Il semble en effet que ce schème d’identification soit fortement présent dans les relations que les biodynamistes entretiennent avec les êtres non-humains qui les entourent. D’un autre côté, nombreux sont ceux qui considèrent que les plantes, les animaux, les minéraux, mais aussi les lieux (le jardin, la ferme) sont dotés d’une âme et d’un Moi d’une nature proche ou semblable aux nôtres, avec lesquels il est possible de communiquer (âmes groupe animales, archétype des plantes, géni du lieu…). Posture animiste. La réponse se situe certainement dans des hybridations, ou des syncrétismes, comme le propose le sociologue Jean Foyer. De nombreux travaux sont en cours pour permettre un développement de ce champ de recherche nécessaire pour mieux penser les phénomènes nouveaux de notre temps. Par exemple, dans une contribution intitulée « Les fondements de l’écologie spirituelle chez Rudolf Steiner », Aurélie Choné de l’Université de Strasbourg propose de resituer le fondateur de l’anthroposophie dans l’histoire de la pensée occidentale. Nadia BREDA, de l’Université de Florence, auteure de plusieurs études sur la communauté anthroposophique italienne La Nuova Terra, développe une anthropologie de l’anthroposophie.

Voir aussi les travaux de l’anthropologue Christelle Pineau, auteure du livre La corne de vache et le microscope. Le vin “nature”, entre sciences, croyances et radicalités, éditions La Découverte (2019), qui a étudié les liens entre vins nature et biodynamie.

Conclusion

L’intérêt des chercheurs en sciences sociales pour mieux comprendre la place et les implications de la biodynamie (et plus largement des courants d’agriculture alternatives) dans notre société est également une opportunité pour les anthroposophes et les biodynamistes de mieux cerner les spécificités de leurs pratiques, et de pouvoir davantage les relier aux autres composantes du monde (ou des mondes). Pour les chercheurs, l’innovation  vient  aussi  du  caractère  public  et  participatif  de  ces  journées,  où  les « indigènes » (les anthroposophes) sont invités à participer aux échanges et à co-construire les savoirs avec les chercheurs.


Sources

En plus des ouvrages cités dans l’article :

  • Raphaël Bessis, La syntaxe des mondes, une lecture de Par delà nature et culture de Philippe Descola, Association Multitudes | « Multitudes » | 2006/1 n° 24 | pages 53 à 61. Lire en ligne.
  • Arnaud Fossier, « Par-delà nature et culture », Tracés. Revue de Sciences humaines, 10 | 2006. Lire en ligne.
  1. En philosophie, le terme ontologie renvoie à la connaissance de l’être des choses. Plus généralement, on peut définir une ontologie comme une « vision du monde » ou une théorie sur l’être, ensemble de vérités fondamentales de l’être.
  2. Philippe Descola : Par delà nature et culture (Ed. Gallimard, 2005) p. 180
  3. Philippe Descola : Par delà nature et culture (Ed. Gallimard, 2005) p. 207
  4. Philippe Descola : Par delà nature et culture (Ed. Gallimard, 2005) p. 280
  5. Philippe Descola, Anthropologie de la Nature 1, p. 616