Cet article, initialement publié dans le Bulletin des Professionnels de la biodynamie en décembre 2017, présente brièvement une partie des résultats d’une enquête de sociologie menée par Jean FOYER (CNRS) en Anjou depuis 2014 sur les pratiques des viticulteurs en biodynamie. Cette enquête a été menée sur la base d’entretiens qualitatifs avec plus de soixante-dix personnes, essentiellement des vignerons, mais aussi des formateurs ou experts. Elle s’appuie aussi sur l’observation participante à différentes formations ou journée en biodynamie et également à la participation au comité de pilotage du projet d’expérimentation Homéo-Iso-Viti-Bio coordonné par la Coordination Agrobiologique des Pays de la Loire (CAB).
La publication originale porte le titre « Syncrétisme des savoirs dans la viticulture biodynamique. Incorporation dans l’expérience et le sensible et trajectoire initiatique », Revue d’anthropologie des connaissances, 2018/2 (Vol. 12, N°2), p. 289-321. Lire l’article en ligne sur le site www.cairn.info
Une enquête au long cours sur les savoirs dans la viticulture biodynamique en Anjou
Par Jean FOYER
Un des axes principaux de cette enquête concerne les savoirs des vignerons biodynamistes. Je veux expliquer en particulier comment les praticiens de la biodynamie s’arrangent pour faire tenir ensemble des savoirs très divers (savoirs scientifiques, paysans, expérientiels, sensibles, suprasensibles, ésotériques, etc.) issus de registres considérés généralement comme difficilement compatibles.Quels types de savoirs composent ce grand mix ; mais surtout, comment et selon quels principes sont-ils tenus ensemble ? Telles sont les questions principales qui vont guider notre réflexion. L’hypothèse que l’on défend est que la cohérence de ce mix repose d’une part sur une forme d’incorporation des savoirs dans la pratique et le sensible et d’autre part, sur une trajectoire initiatique qui s’étend d’une biodynamie plus accessible fondée sur l’expérience, à une biodynamie plus ésotérique qui repose sur des formes de supra-sensibilité.
Dans les livres ou dans les vigne
Que ce soit dans le Cours aux Agriculteurs, les ouvrages de ceux qui ont contribué à rendre plus accessible et pratique l’agriculture biodynamique (Pfeiffer et Thun notamment) ou encore les ouvrages plus spécialisés sur la viticulture, notamment ceux de François Bouchet ou Nicolas Joly (tous deux dans le Maine et Loire), on trouve déjà, constamment mais selon des dosages diversement équilibrés, cette tension entre différents registres épistémiques paysans, scientifiques et ésotériques. Les savoirs paysans sont convoqués souvent de manière relativement vague comme des savoirs anciens, propres au monde paysan et à son expérience particulière de la nature, et qu’il faut redécouvrir ou plutôt, dont il faut s’inspirer pour renouveler les pratiques agricoles. Le rapport à la scientificité est ambigu puisqu’il semble en premier lieu relever de la critique, notamment en ce qui concerne les approches jugées trop réductionnistes, matérialistes et ses applications techniques critiquées pour leur tendance à « détruire la vie ». Néanmoins, la démarche scientifique n’est non seulement pas rejetée, mais même revendiquée, notamment dans la recherche de validation par l’expérimentation. Les théories scientifiques doivent en fait selon les promoteurs de la biodynamie s’ouvrir aux réalités « subtiles » mieux saisies par les idées ésotériques où il est question de forces vitales, cosmiques et telluriques, de mouvements, de cycles, d’éléments et d’entités diverses.
Steiner reste néanmoins hermétique à la majorité des viticulteurs que nous avons interviewés et qui, souvent, admettent d’ailleurs ne pas l’avoir lu ou le comprendre avec difficulté. A quelques exceptions notables, dont celle de Nicolas Joly, la très grande majorité d’entre eux ne se revendiquent d’ailleurs pas de l’anthroposophie. Pour les vignerons, le rigorisme anthroposophe cadre mal avec leur identité et il ne faut pas oublier par exemple que, du fait notamment de la réticence à la consommation d’alcool dans le courant anthroposophe, le vin a été un des derniers produits agricoles à être certifié par DEMETER. On peut rappeler à ce propos le rôle de François Bouchet au milieu des années 70 pour pousser à mettre en place les premiers « guide d’action » en viticulture biodynamiques, guide d’action qui préfigureront les premières certifications. En termes d’identité et de savoirs, disons que la plupart des viticulteurs biodynamistes sont vignerons bien avant d’être biodynamistes, et biodynamistes bien avant d’être anthroposophes.Ceci implique que les savoirs en biodynamie s’articulent avec, et sont même inclus dans, ceux qui concernent la vigne et le vin, sans pour autant être réduits aux savoirs paysans et à la figure des aïeux. La culture de la vigne et la vinification impliquent en effet des compétences techniques mais aussi des savoirs souvent très précis et étendus dans des domaines aussi divers que la géologie, l’agronomie, l’écologie, la botanique, mais aussi la biochimie quand il s’agit des processus de fermentation impliqué dans la vinification.
L’expérience comme source de savoir
Un des autres traits saillant de notre série d’entretien est la revendication d’un certain pragmatisme vis-à-vis de la biodynamie. Beaucoup se disent ainsi assez sceptiques sur la dimension ésotérique, sans pour autant la rejeter forcément. C’est avant tout en la pratiquant, bien plus qu’en l’étudiant, qu’ils l’abordent et la comprennent. Jean-François Vaillant, vigneron sur l’un des trois grands domaines (plus de 50 hectares) en biodynamie de l’Anjou déclare à ce propos « Je n’ai pas essayé de comprendre
les préceptes de la biodynamie. Avec la biodynamie, il faut faire d’abord et essayer de comprendre ensuite. » (Jean-François Vaillant, entretien personnel, 27/07/2015). Les savoirs à la vigne et aux chais, et peut-être encore plus dans le cas de la biodynamie, sont ainsi avant tout des savoirs qui se forgent dans la pratique et sa répétition. Olivier Cousin qui se revendique paysan vigneron, est explicite à ce propos « Je n’ai pas du tout une démarche intello. Quand on me demande comment je sais quelque chose, je réponds « bah parce que je l’ai fait plein de fois ! » (Olivier Cousin, entretien personnel, 27/04/2014). Presque tous soulignent la nécessité de pratiquer la biodynamie in-situ, qu’elle implique de passer encore plus de temps dans les vignes, d’observer, de se l’approprier en fonction de ses besoins et de l’adapter au contexte local et temporel. Ainsi, les pratiques en fonction des jours du calendrier biodynamique ne sont jamais absolument strictes et d’autres facteurs, météorologiques ou organisationnels, peuvent primer sur le respect à la lettre de ce calendrier. La nécessité de « descendre du tracteur » et de marcher dans les vignes pour être en contact le plus direct avec elles est souvent évoquée. Cette expérience directe du contact avec la vigne est particulièrement intime quand il s’agit de l’élaboration des préparations et de la dynamisation, encore plus quand c’est fait collectivement au sein d’un groupe de vignerons. Bruno Rochard, vigneron à Rabelay sur Layon, témoigne ainsi « Quand tu fais les préparations en groupe, tu partages un truc, ça me ferait suer de le faire tout seul. Pour la dynamisation, avec Richard (Leroy), on fait tout manuellement avec le pulvérisateur à dos, ça permet d’arpenter les vignes et le geste est très joli. Tu as l’impression de te lever avec les vignes, de l’accompagner » (Bruno Rochard, entretien personnel, 02/11/2016)
Sensibilité et (supra)sensibilité
Le thème de l’expérience ouvre directement celui de la sensibilité. Ce glissement ou plutôt cette porosité entre l’expérientiel et le sensible, souvent considéré comme difficilement exprimable et verbalisable, semble pourtant centrale dans les savoirs et pratiques de la biodynamie. Pour comprendre cette dernière, on doit reconnaître la place centrale des sens, des émotions, des intuitions et des sensations corporelles comme base du savoir et du développement du savoir. Sa pratique impliquerait ainsi une exigence d’engagement avec l’environnement, un sens, encore aiguisé par rapport aux autres pratiques agricoles, de l’observation du ciel, du climat, de la luminosité, des réactions de la terre, de la vigne et de la biodiversité environnantes. Les exemples de rapports sensibles à l’environnement abondent dans nos entretiens : marcher sur la terre donne des indications quant à sa densité, son humidité, mais on peut également la sentir et même la goûter ; l’activité de la taille est un moment d’intimité avec la vigne où il s’agit de ne pas la blesser mais au contraire, de lui insuffler un élan particulier ; le vin sera d’autant meilleur que les vendanges sont conviviales et que les vendangeurs lui transmettront leur énergie positive ; le travail avec le cheval et sa sensibilité propre, pour ceux qui le pratiquent, semblent également un moyen de ressentir l’environnement de manière aiguisée par l’intermédiaire de l’animal. Sur la base de ces observations permanentes et de cet engagement avec l’environnement, une certaine intimité et une certaine sensibilité se développeraient ainsi. « Le sensible, c’est quand tu dépasses le cognitif. (…) Il faut ouvrir les antennes, c’est comme un pianiste ou un peintre, au-delà de la technique, il y a l’émotion alors qu’on veut tout expliquer, tout quantifier » expliquent Philippe et Catherine Delesvaux, (entretien personnel, 22/12/2014).Les vignerons revendiquent travailler, à la manière d’artisans, une matière non standardisée et mouvante, sur la base de notions comme l’inspiration, l’intuition et le plaisir. Cette dernière notion de plaisir apparaît régulièrement au moment d’évoquer le passage d’une préparation de silice de corne le matin au lever du soleil. Le geste en biodynamie, que ce soit dans la dynamisation ou dans le traitement, a d’ailleurs toute son importance et doit être fait « en conscience » et chargé dans la mesure du possible d’une intentionnalité positive car il s’agit de transmettre une information à la vigne. Si les vignerons récusent le cliché du sorcier travaillant au clair de lune, les gestes en biodynamie sont indéniablement chargés d’une forme de puissance rituelle, au sens où leur qualité produit une forme de performativité. Symétriquement, la vigne peut en retour et dans un dialogue permanent, transmettre des informations qui seront prises en compte dans les pratiques culturales, par exemple en ce qui concerne la pertinence de telle ou telle action (traitements, travail de la terre, etc.).
Si on revient un instant à la catégorie de sensibilité dans la théorie en biodynamie, notamment chez Steiner, on se rend compte qu’elle renvoie le plus souvent à ce qui est perceptible par les sens dans les réalités matérielles, mais qu’il existerait des formes plus fines, dites de supra-sensibilité, qui permettraient d’accéder à des réalités non-matérielles où apparaissent des auras, des forces, des entités et des esprits. On pourrait dire ainsi que la supra-sensibilité serait l’ouverture et l’extension de la sensibilité aux mondes supra-matériels où l’on peut percevoir des phénomènes issus des « réalités non ordinaires », notamment dans les dimensions éthériques, spirituelles ou astrales. C’est peut-être à ce type de sensibilité étendue que Patrick Thomas, vigneron, se réfère, quand il dit : « Si c’est la tête qui commande, c’est qu’ils n’ont rien compris. La biodynamie, c’est mettre le savoir au même niveau que le ressenti, que le mouvement (…). On écoute le dialogue avec autre chose, c’est assez dur à expliquer. Ça se ressent, ça ne s’enseigne pas» (Patrick Thomas, entretien personnel, 29/10/2014). Malgré les difficultés à verbaliser cette dimension de leur travail et de leur personnalité, une catégorie particulière de biodynamiste est plus prompte à répondre à ce ressenti. Dans certains cas, la biodynamie a été un moyen d’exprimer pleinement ce ressenti qui pouvait préexister par rapport à d’autres types d’expériences et de perceptions. Parents ou grands-parents sourciers, rebouteux ou guérisseurs ont pu transmettre des savoirs qui font écho avec les dimensions les plus profondes de la biodynamie. Ces perceptions aigües peuvent également se développer dans la pratique de plus long terme de la biodynamie pour passer de modes de perceptions sensibles (ce qui est perceptible par nos sens), à des modes de perceptions suprasensibles, des réalités matérielles aux réalités subtiles dont parlait Steiner.
L’incorporation
Nous utilisons ici la notion d’incorporation pour désigner à la fois le fait que les savoirs réflexifs en biodynamie sont internalisés et produits dans des corps au travail avec leur environnement, mais également pour montrer que les savoirs formels de la biodynamie sont encastré dans des relations inextricables avec les dimensions expérientielles et sensibles que l’on vient de décrire ici. Dans la viticulture biodynamique, les savoirs se trouvent ainsi complètement incorporés dans le faire et le sentir. Quand on parle donc de savoirs expérientiels et sensibles, c’est pour évoquer le fait que dans la pratique biodynamique, l’expérience et la sensibilité peuvent être source de savoir plus ou moins tacites, tout aussi importants, voire plus, que les savoirs formels. Ces catégories d’expérience et de sensibilité ne sauraient être réduites d’ailleurs à des phénomènes purement cognitifs. Ils sont d’une certaine manière (sans aucun jugement de valeur) à la fois en-deçà et au-delà des savoirs qui s’y trouvent fondus au moment de pratiquer la biodynamie, dans un engagement des corps avec une nature en mouvement. Par rapport à la pratique vigneronne en biodynamie, il n’y a donc pas d’autonomie stricte de la sphère des savoirs qui pourrait décrire le réel et agir sur lui. Si on se penche donc sur la question de l’efficacité de la biodynamie et de ses savoirs particuliers, c’est ce qu’on pourrait appeler une efficacité praxique, bien plus qu’une efficacité matérielle fondée sur une explication théorique cohérente dont il s’agit. L’efficacité est déterminée aussi et même surtout par rapport aux besoins pratiques, à la représentation du monde et à la sensibilité des vignerons et non pas par rapport à la cohérence théorique d’une agronomie modernisatrice produite en station expérimentale et reprojetée dans le monde. Ce primat du « comment faire » sur le « pourquoi ça marche » est propre à ce type de métier en contact direct avec une nature fluctuante peut-être plus qu’à la biodynamie elle-même, mais la biodynamie, dans ses gestes et par ses exigences, favorise indéniablement ces incorporations expérientielles et sensibles.
Trajectoires initiatiques
En nous appuyant sur les récits de vie des vignerons en biodynamie, mais surtout sur la structure d’une journée du Comité de Pilotage d’une expérimentation en Iso-Thérapie et Homéothérapie, on a essayé de caractériser trois phases ou trois niveaux dans ce qui pourrait représenter une trajectoire initiatique « type » dans la biodynamie. A ces trois phases correspondent des savoirs différents, mais aussi différentes manières de faire preuve et plus encore, différentes modalités de « composer le monde » (ce que les anthropologues appellent des ontologies).
Dans la première phase de cette trajectoire initiatique, phase que l’on pourrait qualifier de phase d’ancrage, les savoirs mobilisés renvoient à un dialogue constant entre les retours d’expériences des praticiens de la biodynamie et des conseillers mettant en avant des analyses et prescriptions scientifiques et techniques où les données agronomiques classiques sont encore largement présentes. On est dans la pratique, et l’administration de la preuve se fait sur la base d’éléments tangibles ou observables, éventuellement mesurables et chiffrables. Les savoirs portent sur une réalité bien matérielle puisqu’on se situe dans ou à ras du sol, dans la vigne, on parle de racines, de plantes, de champignons, d’insectes, et des interrelations (agro)écologiques entre ces éléments naturels. Dans cette phase, la biodynamie est essentiellement un ensemble de recette technique pour approfondir des démarches écologiques déjà entamés avec l’agriculture biologique. Cette phase sert de base ou d’ancrage nécessaire et sécurisant, pour évoluer vers les étapes suivantes, elle présente en effet l’avantage de rassurer puisqu’il s’agit d’évoluer dans un monde connu et connaissable.
La deuxième phase constitue une sorte de sas intermédiaire où les savoirs changent en même temps que les « objets » sur lesquels ils portent. Elle correspondrait à une évolution vers un régime de preuves péri-scientifiques, sans préjuger ici de la valeur de ce type de savoirs. Par « péri-scientifique », nous nous référons ici à un régime de savoirs périphérique, qui emprunte à la science un certain formalisme et des bases théoriques, mais qui n’est pas validé par la science officielle des académies et principales institutions scientifiques. On est ici face à une administration de la preuve qui se fait donc à la marge ou en périphérie de la « sound science », là où elles ne devraient jamais s’aventurer pour les positivistes, là vers où elles devraient tendre au contraire pour les praticiens et théoriciens de la biodynamie. De la géobiologie à la cristallisation sensible en passant par les références aux théories sur la mémoire de l’eau ou la bioélectronique de Vincent, ce régime de véridiction est en effet important et courant chez les acteurs de la biodynamie. Ils cherchent dans ce type de sciences marginales un appui pour prouver le bien-fondé de leur pratique et combler les défauts du corpus scientifique officiel qui ne leur donne aucune information sur les dimensions « vitales » ou « dynamiques » des éléments avec lesquels ils composent. On quitte peu à peu le cœur de l’épistémologie scientifique classique et des ontologies matérialistes pour entrer progressivement dans des formes d’interprétations de moins en moins chiffrables et traduisibles, et de plus en plus qualitatives et sensitives. Ces savoirs portent sur des forces vitales où se côtoient les molécules fantômes de la mémoire de l’eau, des énergies, des forces et des informations multiples, certaines sans support physique et matériel. Assez logiquement, les épistémologies se font de moins en moins standardisées et les méthodes de moins en moins stabilisées au fur et à mesure que les objets sont moins préhensibles et les ontologies plus fuyantes. On est dans le règne du sensible et de la perception de flux, de forces, d’énergies, de mouvements. On a d’une certaine manière basculé de la « bio » à la « dynamie ». La deuxième phase initiatique, autour des péri-sciences, constitue une sorte de « sas de dématérialisation », un moment de transition entre d’une part, des univers connus et connaissables et, de l’autre des forces, des qualités, des énergies, plus mouvantes. Disons que l’on est formellement plus ou moins encore en territoire épistémique connu, mais déjà avec un pied dans des ontologies différentes.
La troisième phase que l’on pourrait qualifiée de phase « initiée » ouvre un monde de savoirs et d’entités encore plus radicalement différent du précédent, vers les connaissances et les mondes spirituels. Les savoirs y relèvent de la capacité à percevoir encore plus loin au-delà de la réalité matérielle et mobilisent différentes formes de supra-sensibilité qui relèvent de l’extension de certains sens vers la claire-voyance ou la claire-audience. Cette capacité à percevoir d’autres pans de réalité peut s’acquérir dans la pratique, elle peut être héritée aussi d’ascendants suprasensibles ou même développée par des méthodes spécifiques comme celles proposées par Dorian Schmidt. Ce basculement entre en résonance avec l’idée de science spirituelle de Steiner et les parties les plus ésotériques de l’anthroposophie. Il fait penser également à des conceptions du monde de type yogique ou encore chamaniques où il existe différents niveaux de réalités peuplés de force et d’entités diverses. On y croise des êtres surnaturels comme les êtres élémentaires, mais aussi, potentiellement, tout êtres du riche panthéon anthroposophique. Bien plus encore que nos rapports aux savoirs, ces réalités troublent nos rapports aux mondes.
Évidemment, cette représentation de la trajectoire initiatique en trois phases est très schématique. Ce parcours est tout d’abord très loin d’être complété par l’ensemble des viticultures biodynamistes dont la plupart se cantonnent généralement à l’expérience, sans chercher à en comprendre et ressentir les fondements ésotériques, et en résistant plus ou moins consciemment à ces dimensions. La trajectoire est ensuite parfois beaucoup moins linéaire et logique que ce que l’on a présenté, certains biodynamistes pouvant entrer par exemple directement dans la biodynamie par des formes de supra-sensibilité, d’autres par la théorie steinerienne. En expérimentant, en étudiant et en ressentant la biodynamie, certains praticiens mènent également de front ces différentes phases initiatiques. Quoi qu’il en soit, il est clair qu’il existe différents degrés de praxis de la biodynamie, de la simple mise en œuvre de recettes à une redéfinition radicale des manières de savoir et connaître le monde.
Conclusion
Dans notre parcours dans les savoirs de la biodynamie, nous avons rencontrés différents types de savoirs : scientifiques, péri-scientifiques, paysans, expérientiels, sensibles et même suprasensibles en montrant que ces différents types de savoirs, si on peut théoriquement les distinguer, s’avèrent beaucoup plus poreux et en interaction dans les pratiques des vignerons en biodynamie.
L’incorporation et la trajectoire initiatique serait deux principes qui font tenir ensemble ces savoirs. Plus que la manière dont sont produits ou se diffusent les savoirs de l’agroécologie ou, plus généralement, de l’agriculture, la biodynamie reconfigure la nature même de ces savoirs. Peut-on alors parler de savoirs post-matérialistes ou même post-rationalistes pour décrire les formes épistémiques de la biodynamie ? Ce qui est certain, c’est que la biodynamie engage plus qu’une épistémologie, une manière de savoir le monde, mais clairement une ontologie, c’est-à-dire une manière de s’y engager et de le composer. Ce n’est qu’en s’efforçant de repenser les articulations possibles du couple épistémologie-ontologie que l’on pourra avancer dans la compréhension de la biodynamie.
A propos de l’auteur
Jean Foyer est diplômé de l’Institut d’études politiques de Toulouse et titulaire d’un DEA et d’un doctorat en sociologie de l’Institut des hautes études de l’Amérique latine (IHEAL-Paris 3 Sorbonne Nouvelle), où il a enseigné en tant qu’ATER entre 2005 et 2007.
Sa thèse sur les controverses autour des biotechnologies au Mexique a reçu le Prix Le Monde de la recherche en 2009 (présentation de la thèse par Edgar Morin). En 2008-2009, il a été post-doctorant dans le cadre du programme ANR BioTEK puis, en 2010, de nouveau post-doctorant au sein du GSPR de l’EHESS où il a mené une enquête auprès de la communauté scientifique des nano-technologues d’Ile de France, dans le cadre du projet ANR NanoInnov.
Ses recherches ont porté sur des objets comme les mouvements sociaux indigènes et environnementaux, sur les controverses autour de la bioprospection, des OGM ou encore des nanotechnologies ou sur les politiques publiques de conservation de l’agro-biodiversité. Ces objets alimentent une réflexion plus théorique sur les liens entre savoirs, environnement et société et sur l’articulation entre globalisation et dépassement de la modernité. Spécialiste du Mexique, il y a passé trois ans et mené de nombreuses recherches de terrain.