Article d’Alexandre Grandjean, anthropologue à l’Institut de sciences sociales des religions à l’Université de Lausanne, initialement publié dans l’ouvrage collectif Vigne et Nature en Valais (éditions Infolio, octobre 2020). Reproduction autorisée par l’éditeur. Une publication dans la revue scientifique « Ethnologie française » a également fait suite à ce travail : Créativités agronomiques et rituelles dans les vignobles suisses. Une étude des engagements pluriels dans la viticulture biodynamique. DOI : 10.3917/ethn.213.0502.
La biodynamie s’est popularisée dans les vignobles suisses. Une enquête auprès de 40 domaines viticoles montre pourquoi et comment des vignerons choisissent cette méthode culturale inspirée de l’anthroposophie. Entre valeurs spirituelles et quête d’excellence, la viticulture biodynamique répond à des préoccupations écosanitaires et à une recherche de « naturalité » accrue.
« Toute la biodynamie, elle est là pour soigner le mal qu’on fait à la terre, parce que si on ne fait rien à la terre, il y a pas besoin de biodynamie. »
Entretien, Vaud 05.09.2017
Du nouveau dans les vignobles ?
Dans les vignobles suisses, il n’y a pas que les paysages qui changent au fil des saisons et des années. Le promeneur assistera peut-être de loin à quelques nouveautés qui attirent le regard : dans certaines par- celles, l’enherbement entre les rangs est effervescent et baroque ; dans d’autres, des vignerons font « revenir de l’animal » dans les vignes en faisant paître des moutons ou travaillent avec un cheval ; tôt le matin ou en fin d’après-midi, des hommes et des femmes sans combinaisons de protection aspergent leurs plantes avec une solution homéopathique. Directement sur le domaine, placés dans une remise ou alors au milieu du jardin, des cuves ou des chaudrons ainsi que de quoi « dynamiser » sont entreposés. Un calendrier lunaire des semis n’est généralement jamais très loin.
Dans les caveaux, et sur certains domaines habitués à recevoir la clientèle, des installations ou des panneaux explicatifs présentent ce qu’il est convenu d’appeler la « biodynamie ». Des cornes de vache, ainsi que des pots de verre comprenant différentes plantes séchées (achillées millefeuilles, pissenlits, prêles, orties, valérianes, etc.) sont exhibés, notamment afin d’insister sur la « naturalité » des traitements par tisanes et autres « préparats » plébiscités par ce segment de l’agriculture « biologique »1. Sur les bouteilles, la présence d’un logo orange et vert au nom de la déesse grecque de l’agriculture et de la fertilité – Demeter – indique que le domaine a suivi un processus dit de « reconversion » en viticulture bio- organique (Bio Suisse), mais également que le domaine suit un cahier des charges supplémentaire propre à la viticulture biodynamique. Dans les vins et par rapport à la personnalité du vigneron ou de la vigneronne qui vous fera déguster quelques bouteilles, le qualificatif de « naturel » aura tendance à être récurrent. Les notions de « terroir » ou de « paysages en bouteille » s’accompagneront de descriptions poétiques de la région viticole ou des cépages, généralement au-delà des conventions de dégustations organoleptiques. Dans cette visée poétique, leurs vins seront souvent décrits comme plus « expressifs » ou plus « communicatifs ».
Dans cet article, je propose une introduction aux enjeux qui balisent la pratique de la viticulture biodynamique en Suisse. Entre mai 2017 et novembre 2019, j’ai mené une enquête de terrain sur 40 domaines viticoles de quatre cantons (Vaud, Valais, Neuchâtel et Jura) engagés de près ou de loin dans cette forme d’agriculture. Des clés de lecture et de compréhension sont proposées afin de mieux appréhender de quoi nous parlons – voire, devrions parler – quand la biodynamie est évoquée dans les métiers de la vigne. En présentant les origines et les pratiques contemporaines de la viticulture biodynamique, j’expliciterai pourquoi je la considère comme un objet social et agronomique « en mouvement ».
Les origines romantiques de la biodynamie
Pour appréhender les origines de la biodynamie avant son essor récent dans les vignobles, il nous faut d’abord considérer un mouvement de « quête spirituelle » du début du XXe siècle : le mouvement anthroposophique de Rudolf Steiner. Il nous faut également nous familiariser avec d’autres contextes, et d’autres démarcations entre « sciences » et « croyances ». En effet, en ce début de siècle, les pensées romantiques et les mouvements de « réformes de vie » fleurissent un peu partout en Europe et en Amérique du Nord2. Ces mouvements partagent une vision de la modernité comme étant majoritairement orientée vers le progrès technologique, le réductionnisme scientifique, l’industrialisation et l’économie de marché. En réaction, ces mouvements revendiquent l’émergence d’une « modernité alternative ». Celle-ci devrait être axée sur un ensemble de prescriptions hygiénistes, sur un « retour à la nature » et la recherche de nouvelles expressions religieuses issues de la fascination d’une élite pour l’Orient, le folklore préchrétien ou des alliances entre scientificité et spiritualité – ce sont notamment les prémices de la propagation du yoga ainsi que du végétarianisme et du naturisme idéologique en Occident.
Rudolf Steiner est, avec Hermann Hesse par exemple, l’un des nombreux héritiers germaniques de ces mouvements contestataires. Il évolue premièrement dans les contextes académiques et culturels allemands marqués par l’idéalisme philosophique de Johann Wolfgang von Goethe. Chargé des archives de ce dernier, il développe à travers son œuvre une lecture singulière sur l’Humain, le végétal, et les différentes « forces » qui animeraient « l’évolution spirituelle » du Cosmos (voir A. Choné, 2013). C’est également à partir de ses pérégrinations dans les milieux ésotériques en vogue à cette période – franc-maçonnerie, rosicrucianisme, et surtout la théosophie avec laquelle il fait scission en 1912 – qu’il initiera le mouvement anthroposophique en 1913. La notion « d’ésotérisme » fait ici référence à un ensemble de traditions qui se sont formalisées et ont connu une expansion en Occident, notamment durant la Renaissance (hermétisme, alchimie, kabbale chrétienne, etc.). L’une des caractéristiques principales de ces traditions est d’envisager le Cosmos comme un « organisme » vivant dont toutes les parties s’influenceraient mutuellement (macrocosme-microcosme). Le rapport à la connaissance est souvent conçu comme une démarche d’initiation progressive, reposant sur une codification symbolique ou résultant d’une illumination particulière. Comme l’illustre l’actuel regain d’intérêt autour de la viticulture biodynamique, ces traditions cheminent et se transforment en parallèle et au contact des approches scientifiques. C’est notamment pour cela qu’il est périlleux de rattacher la biodynamie uniquement à la figure de Rudolf Steiner et de Johann Wolfgang von Goethe, car en près de cent ans celle-ci a été réévaluée en suivant les tendances sociétales.
En 1924, une année avant son décès, Rudolf Steiner livre une série de huit conférences sur l’agriculture. La retranscription de ces conférences est actuellement connue sous le nom du Cours aux agriculteurs3. Il ne s’agit pas de la première incursion de Rudolf Steiner en dehors des considérations métaphysiques qui composent ses nombreux écrits. L’application pratique de sa cosmologie virtuose est actuellement la plus visible dans le domaine de la pédagogie avec les écoles Steiner-Waldorf, mais également dans l’architecture, la théorie des couleurs, ou dans la finance dite « éthique »4. En partant d’un constat de dégénérescence des sols, des semences, de l’alimentation et des valeurs morales humaines, les huit conférences s’adressent à un premier parterre d’agriculteurs et d’agronomes liés à l’anthroposophie. Ces conférences énoncent notamment que « le ciel tout entier avec ses étoiles participe à la croissance des plantes »5, que « les intérêts de l’agriculture, dans toutes les directions, sont inséparables de la vie humaine dans sa totalité et qu’en fait il n’existe pour ainsi dire pas un domaine de la vie qui ne ressortisse de l’agriculture »6. Pour Rudolf Steiner, une lecture holistique de la « nature » se caractérise par le fait qu’elle serait en mouvement et agie par différentes « forces ». Le domaine agricole est lui-même envisagé comme un « organisme » auto-suffisant et interconnecté entre le microcosme et le macrocosme, entre la vie des sols et l’influence des astres. Si la « nature » est pensée comme un Tout unitaire (monisme), les dimensions sensibles et suprasensibles – visibles et invisibles – qui la com- posent devraient néanmoins être étudiées et éprouvées à partir d’un protocole d’enquête que Rudolf Steiner qualifie de « science de l’esprit » (Geistwissenschaft).
Pour un approfondissement des dimensions métaphysiques de la « nature » chez Rudolf Steiner, le lecteur ou la lectrice se référera aux travaux plus précis que je ne pourrai l’être d’Aurélie Choné7.
Le paradoxe de la vigne et l’évolution de l’agriculture biodynamique
Dans un numéro de la Revue française d’agronomie, un article signé par des praticiens et des chercheurs délimite cinq périodes dressant le lien entre les différentes communautés d’agriculteurs en biodynamie et leurs rapports aux modes de connaissance8. De 1924 jusqu’au début des années 1930, un « premier cercle expérimental » (Paull, 2011) balise et formalise les approches théoriques de Rudolf Steiner en différentes agronomies plus ou moins homo- gènes, parfois en lien avec d’autres formes d’agriculture biologique. De 1930 jusqu’aux années 1960, le mouvement de l’agriculture biodynamique se réunit autour de la Fédération Demeter et se caractérise selon les auteurs de l’article par un « isolement de la communauté des biodynamiciens par rapport au monde scientifique par incompréhension réciproque »9.
Les années 1970 correspondent à une période d’institutionnalisation des agricultures bio-organiques et biodynamiques. En Suisse, le développement d’un cahier des charges commun et d’un centre de recherche transnationale (le FiBL) marque le coup d’envoi. C’est également à cette période que des ingénieurs agronomes alternatifs et des praticiens isolés adaptent les préceptes de la biodynamie à la vitiviniculture. Cette application de la biodynamie à la vigne est un paradoxe car la vision initiale de Rudolf Steiner est celle d’un domaine agricole en polyculture, envisagé comme un « organisme » auto-suffisant. Dans une lecture « stricte » de Rudolf Steiner, la consommation d’alcool n’est également pas approuvée. Malgré ce paradoxe, c’est en grande partie à travers la vitiviniculture que la biodynamie obtient de nos jours une visibilité, voire une légitimité accrue dans l’espace public francophone. En Suisse, le phénomène du vin biodynamique débute au tournant des années 2000 alors qu’une dizaine de vignerons et vigneronnes mutualisent la venue d’un formateur : François Bouchet.
En vingt ans, le phénomène du vin biodynamique a acquis une certaine légitimité et ampleur (voir infra). La pratique de la biodynamie accompagne et s’inscrit de plus en plus dans des logiques d’individualisation et de personnalisation des plans de traitements des vignerons. Si elle est encensée par certains cavistes et critiques, les vins cultivés en biodynamie demeurent toutefois un objet en controverse au sein de la profession viticole large, comme en témoigne par exemple l’article polémique « L’illusion cosmique ? » du journaliste Alexandre Truffer, paru dans le magazine Vinum en octobre 2019.
Les approches de la biodynamie
Dans les vignobles suisses, les pratiques en biodynamie reprennent les standards de l’agriculture bio- organique. La biodynamie s’en différencie néanmoins par l’usage ad minima de deux « préparats » emblématiques. Dans le soin à la vigne, une pratique en biodynamie fait également intervenir des décoctions de plantes (tisanes) ainsi que le suivi d’un calendrier lunaire. Les deux préparations emblématiques sont la « 500 », composée à partir de bouse de vache, et la « 501 », élaborée à partir de poudre de silice, toutes deux pareillement enterrées dans des cornes de vache durant six mois. Ces « préparats » sont ensuite « dynamisés » à dose réduite dans des cuves remplies d’eau de pluie. Pour ce faire, le praticien génère manuellement durant une heure, ou par le biais d’une machine (un « dynamiseur »), des vortex successifs ensuite « cassés » en inversant le mouve- ment de rotation. Cette eau « dynamisée », souvent qualifiée par les vignerons et vigneronnes comme « chargée d’informations », est ensuite pulvérisée sur les plantes. L’efficacité de ces « préparats » est dite porter sur le système racinaire ou sur le processus de photosynthèse en fonction des « préparats » employés. Selon Pierre Masson, dans l’un des guides pratiques destinés aux professionnels, leur usage vise à « s’ouvrir à de nouvelles relations entre la Terre et le Cosmos par l’intermédiaire de la plante »10.
D’autres techniques initialement préconisées par Rudolf Steiner telles que l’élaboration d’un compost « biodynamique » ne sont pas toujours plébiscitées. Les vignerons favorisent d’autres techniques comme les « engrais verts » : la biomasse entre les rangs est ainsi fauchée et broyée afin d’élaborer ce qu’en permaculture il est commun de qualifier de « mulch ». Une lecture des plantes poussant spontanément (les adventices) est également reliée à la notion de « plantes bio-indicatrices », voire à une « intelligence de la nature » qui ferait éclore des graines spécifiques afin de rétablir un « équilibre » résilient dans la composition bio-chimique des sols. Au niveau du vécu intime, les vignerons et vigneronnes engagées en viticulture bio- dynamique déploient également un discours centré sur le « soi » et les ressentis. Contrastant avec les systèmes d’expertise issus de centres de recherches agronomiques « conventionnels », les manuels de l’agriculture biodynamique favorisent une optique où les praticiens et leurs ressentis permettraient une mesure de l’efficacité des pratiques agricoles. Plus qu’une recherche de compréhension totale de la cosmologie de Rudolf Steiner, la démarche des vignerons et vigneronnes vise un certain pragmatisme.
Ce que m’explique un vigneron vaudois lors d’un entre- tien illustre comment cette pratique n’est pas unique- ment dirigée vers les plantes et les sols, mais implique également intimement le praticien dans une logique de soin et de « mieux-être » conçu comme mutuel. De manière intrigante, les principes virtuoses de la biodynamie ne sont pas envisagés comme des freins à l’action puisque ceux-ci doivent être avant tout expérimentés, ressentis et validés de manière différenciée par chaque praticien :
Je dirais que la vigne, pratiquée maintenant comme je pratique, ben ça change radicalement la vie de la personne qui pratique cette forme d’agriculture, parce que […] il y a toute une démarche à faire, d’ouverture. De s’ouvrir à ce qu’il y a autour de nous. Pour moi la biodynamie, c’est pas the vérité. Je suis pas en train de dire “ouais Steiner, c’est le seul mec qui a raison”. On s’en fout, on a tous nos vérités. […] Dans le fond, moi j’en profite et puis aujourd’hui, ben je pratique sans trop me poser de questions, en étant bien dans mes baskets. Si je vais dynamiser pendant une heure ma silice ou ma bouse de corne, je le fais en étant content de le faire quoi. Parce que je me dis “génial, j’amène quelque chose à un remède dont je ne comprends rien du tout comment ça marche”.
Malgré certaines convergences dans les pratiques, les discours et les revendications de sensibilités et de sensorialités, les vignerons et vigneronnes en biodynamie ne forment pas pour autant une population homogène. Certains et certaines sont plus engagés dans une approche « spirituelle », centrée sur le « soi » et s’inspirant notamment d’autres courants alternatifs que l’anthroposophie tels que, par exemple, le néo-chamanisme, la géobiologie ou des thérapies « holistiques » communes en Suisse comme la réflexologie, le reiki ou la radiesthésie. Cet engagement dans des formes populaires de religiosité à la vigne n’est pas surprenant au regard de tendances sociétales plus larges. L’enquête quantitative menée par Jörg Stolz et ses collègues sur les paysages socioreligieux en Suisse11 indique en effet que près d’un tiers de la population helvétique serait engagée – de près ou de loin – dans des profils de « religiosité alternative ». Ce tiers de la population plébisciterait par exemple des thérapies dites « holistiques » ou alors concéderait une confiance dans les capacités thérapeutiques de cris- taux, de plantes ou « d’énergies » et « d’entités » particulières. Les vignerons qui tendent à « spiritualiser » leur métier opèrent ainsi un transfert et une continuité entre leurs pratiques privées de soin et leurs recherches d’alternatives professionnelles.
D’autres figures vigneronnes cherchent à se distancier de tout discours et filiation qui pourraient être associés à Rudolf Steiner, au religieux ou au spirituel. Elles insistent sur l’aspect « terre à terre » de leurs pratiques. Comme elles se plaisent à le rappeler, elles ne « regardent pas uniquement les étoiles » et évoquent plutôt la biodynamie comme une « technique » à expérimenter par soi-même, voire comme un « art » de l’adaptation et du regard sensible. Celui-ci vise une recherche « d’excellence » vitivinicole, et répondrait à des préoccupations écosanitaires ou alors à une éthique durable de l’entrepreneuriat. Ces différents éléments sont souvent évoqués ensemble en tant que motivations menant à la « reconversion » tant de leurs domaines que de leurs ethos professionnels. Pour ce segment, la figure de « l’excès » est souvent convoquée. Pour ces praticiens, il s’agit de faire entendre qu’ils ne sont pas des « extrémistes » ou des « ayatollahs de la biodynamie ». À ce titre, et de manière intrigante, je n’ai jamais rencontré aucun vigneron ou vigneronne qui correspondait aux descriptions de ces deux figures répulsives.
La mesure du phénomène, entre données officielles et données de terrain
Une autre manière d’aborder la multiplicité des par- cours de vie des vignerons et vigneronnes en biodynamie consiste à se référer aux données fournies par les labels de certification. Ces données peuvent ainsi être contrastées ou nuancées par une approche ethnographique, plus à même d’appréhender la diversité des situations et les degrés d’engagement des populations vigneronnes. En effet, celles-ci varient selon les régions viticoles et leurs particularités propres. Par exemple, les vignobles valaisans ou ceux du Lavaux (Vaud) sont difficilement mécanisables, qui plus est leurs parcellisations suite aux différents régimes de successions rendent difficiles leurs certifications complètes en bio-organique ou en biodynamique. L’obtention d’une certification dépend ainsi des trajectoires et des pro- duits de traitements héliportés, des accords trouvés avec des vignerons et vigneronnes voisins, ou alors de l’intérêt des professionnels dans ce qui est souvent décrit comme un travail administratif plus contraignant et onéreux.
En Suisse, ils étaient trois domaines à être certifiés par Demeter Suisse en 1997. Plus de vingt ans plus tard, l’augmentation reste relative mais néanmoins significative d’un changement de statut pour cette forme d’agriculture : en effet, plus de 61 domaines étaient certifiés pour leur « reconversion » à la fin 2019. Ces chiffres m’ont été gracieusement fournis par Demeter Suisse. Cette augmentation est mieux comprise au regard de l’évolution des certifications en bio-organique qui connaît elle aussi une augmentation dans les paysages viticoles suisses. En 1997, le nombre de domaines qui avaient la certification de Bio Suisse était de 73. En 2018, le chiffre a quasiment triplé pour représenter près de 329 domaines. Sur les près de 5000 domaines agricoles à actuellement cultiver du raisin en Suisse12, ces chiffres demeurent encore faibles, mais leurs progressions sont constantes. À partir de ceux-ci, nous pouvons émettre l’hypothèse que l’essor de la viticulture biodynamique, en plus des accueils médiatiques plutôt favorables qu’elle reçoit en Suisse, a bénéficié de la publicité et de la légitimité faites aux approches de la « nature » prônées par l’agriculture bio-organique13.
Les chiffres issus des labels de certification comprennent néanmoins une « zone grise » peu explorée. Une pratique ethnographique permet de découvrir des domaines « invisibles », soit qui échappent aux don- nées officielles. Il existe en effet plus d’une dizaine de domaines qui pratiquent partiellement sur quelques hectares, ou alors entièrement, les préceptes du bio-organique ou de la biodynamie. Cependant, ceux-ci ne souhaitent ou ne peuvent être certifiés officiellement. Ils échappent ainsi aux recensements. Cette situation met également en lumière l’impact et l’influence que l’agriculture bio-organique et la biodynamie ont sur le reste de la profession. J’ai été par exemple surpris de ces influences lors de mes entretiens exploratoires avec des responsables de domaines inscrits en production intégrée. Ils et elles me décrivaient les motifs qui les incitaient à conserver une approche « raisonnée » des intrants de synthèse. Pour la plupart, ils et elles considéraient leurs approches comme du biologique, mais préféraient conserver un « filet de sécurité » technique afin d’assurer leurs vendanges et leurs vinifications. Pour ces domaines, les enjeux de « durabilité » étaient situés à d’autres niveaux. Il s’agissait par exemple d’investir dans l’installation de panneaux solaires, de pompes à chaleur, dans l’acquisition de tracteurs plus légers et électriques, ou alors dans des cépages dits « résistants ». Ces diverses modalités les impliquaient dans une approche des vignobles que nous pourrions qualifier « d’environnementaliste » plutôt que « d’écologiste ». C’est-à-dire qui prône une posture réformiste, considérant les biotopes comme des ressources à préserver de manière durable. Par opposition, les approches « écologistes » des agricultures biologiques prônent une posture plus révolutionnaire, et interrogent par la pratique l’articulation fondamentale entre « nature » et « culture ». Cette posture peut dans certains cas préconiser une transformation profonde et radicale des sociétés humaines, des systèmes de valeurs et de représentation.
Vers une stabilisation de la viticulture biodynamique en Suisse ?
Dans cette participation, le lecteur ou la lectrice a eu un aperçu des enjeux de la viticulture biodynamique en Suisse. Celle-ci peut être distinguée entre d’un côté ses normes et ses références cosmologiques initiales (la biodynamie) et de l’autre la manière dont des hommes et des femmes s’en inspirent et l’adaptent au quotidien (la viticulture biodynamique). Ce double regard m’incite à considérer la biodynamie elle-même en mouvement et comme étant « non stabilisée ». En Suisse, comme nous l’avons vu, les enjeux de cette forme d’agriculture sont multiples. La viticulture biodynamique répond à des préoccupations écosanitaires et à une recherche de « naturalité » accrue – d’autant plus forte que les approches « conventionnelles » sont dépeintes à l’inverse comme relevant de « l’artifice ». Elle accompagne également les transformations du paysage socioreligieux en Suisse. Plus précisément, ces transformations indiquent de nouvelles manières d’appréhender ce qui relève d’un côté de l’objectivité scientifique et de l’autre de la subjectivité sensible. Pour les vignerons et vigneronnes en biodynamie, ces deux postures ne sont pas contradictoires, mais plutôt complémentaires ou parallèles.
Comment évoluera cette situation ? Les sciences sociales ne sont pas toujours fiables en prospectives. Néanmoins, suivant la tendance actuelle – où même des domaines municipaux et cantonaux plébiscitent maintenant les techniques de la viticulture biodynamique –, cette forme d’agriculture devrait se populariser encore plus dans les vignobles suisses. En même temps qu’elle se popularise, il se pourrait qu’elle tende à s’autonomiser de ses bases interprétatives issues de l’anthroposophie afin de rejoindre des carcans agronomiques plus communs, et supposément religieusement neutres. C’est ce que l’on appelle, en sciences sociales des religions, un processus de sécularisation. La viticulture biodynamique ne serait ainsi pas le seul objet à avoir connu cette trajectoire sociale. La pratique du yoga, par exemple, a également été déclinée en un ensemble de techniques qui dans certains cas sont bien éloignées des cosmologies (néo)orientales initiales. Si la viticulture biodynamique devient commune jusqu’à un certain point, elle perdra certainement de sa valeur distinctive, ou alors incitera les approches tant de la production intégrée que du bio-organique à se repositionner dans les milieux vitivinicoles suisses et européens. Je vous propose de nous donner rendez-vous dans dix ans pour une nouvelle analyse.
Bibliographie
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