Traduction intégrale d’un article de Cyrille Rigolot (UMR Territoires, Université de Clermont Auvergne, INRAE, VetAgro Sup, AgroParisTech) publié en décembre 2023 dans la revue GAIA – Ecological Perspectives for Science and Society, Volume 32, Number 4, 2023, pp. 353-358(6).
Titre original : Biodynamic farming research and transdisciplinary knowledge co-production: Exploring the synergies.
Résumé
La recherche transdisciplinaire (TDR) valorise l’inclusion de multiples visions du monde pour la coproduction de connaissances. L’agriculture biodynamique (BD) correspond à une vision du monde originale, dans laquelle les aptitudes intérieures jouent un rôle majeur. Au cours de son histoire centenaire, l’agriculture biodynamique s’est révélée être une source importante et un catalyseur d’innovation. Cette caractéristique peut être encouragée dans le cadre des projets TDR et inspirer des changements méthodologiques dans le domaine de la TDR. L’article fournit de nombreux exemples de telles synergies, tout en affirmant que le vaste potentiel de changement n’a pas encore été exploité.
La transdisciplinarité (TD) est considérée comme un mode prometteur de production de connaissances et de prise de décision, particulièrement pertinent dans le contexte actuel de crise de la durabilité (Lawrence et al. 2022). Après plusieurs décennies de développement et d’amélioration, la TD pourrait être sur le point de passer d’un rôle marginal à un rôle plus répandu, comme le préconise un récent rapport de l’OCDE (2020) ou comme le démontre sa place dans des initiatives très médiatisées, telles que le programme Horizon Europe (Fischer et al. 2023). La recherche transdisciplinaire (TDR) se caractérise souvent par l’intégration de multiples perspectives disciplinaires (interdisciplinarité) et l’inclusion des parties prenantes à tous les stades de la production de connaissances (coproduction ; Lang et al. 2012). Selon Scholz et Steiner (2015), la TDR a un véritable potentiel de transformation lorsqu’elle implique de multiples « niveaux de réalité », caractérisés par différentes lois et des concepts fondamentaux, comme le propose le célèbre théoricien de la TD Nicolescu (2014). Dans cette optique, l’inclusion des visions du monde autochtone est une pratique prometteuse dans les initiatives de TD (Robson-Williams et al., 2023). En effet, les visions du monde autochtones offrent des perspectives différentes sur les relations entre l’homme et la nature, alors que la relation de domination de la nature (souvent associée à l’Occident) est parfois considérée comme la source même de la crise de la durabilité (Folke et al. 2021). Les visions du monde autochtones sont également souvent associées à de précieuses « connaissances écologiques traditionnelles » (Lam et al. 2020), définies comme « un ensemble de connaissances, de pratiques et de croyances cumulées, évolutives sur la relation des êtres vivants (y compris les humains) entre eux et avec leur environnement et transmises de génération en génération par le biais de la culture » (Berkes 2018).
L’Europe occidentale ne compte plus de communautés autochtones comparables aux Māori de Nouvelle-Zélande ou aux Aborigènes d’Australie. Pourtant, dans le domaine de l’agriculture, l’agriculture biodynamique (BD) forme une communauté bien identifiée qui s’appuie sur une vision du monde originale avec des relations singulières avec la nature et les dimensions immatérielles (Rigolot et Quantin 2022). En 2019, on estimait qu’environ 5900 fermes et 200 000 hectares étaient certifiés par le label biodynamique Demeter dans 63 pays, sans compter les nombreuses fermes non certifiées qui appliquent totalement ou partiellement les principes de la BD (Santoni et al. 2022). La BD a évolué progressivement depuis sa création en 1924, lorsque le philosophe Rudolf Steiner en a exposé les fondements philosophiques et pratiques dans une série de huit « cours aux agriculteurs » à Koberwitz (Paull 2011). Alors que la richesse des connaissances autochtones est de plus en plus reconnue dans le monde universitaire, la richesse de la BD pour le TDR est contestée (Parisi et al. 2021). Avec 100 ans d’histoire, on peut se demander si la BD peut être considérée comme une vision du monde autochtone avec des « connaissances écologiques traditionnelles » intéressantes. La BD est apparue au beau milieu de l’Europe occidentale, au cours de la période de modernisation et d’industrialisation. L’importance accordée aujourd’hui encore à son fondateur Rudolf Steiner soulève également des questions légitimes (Parisi et al. 2021).
Le point de vue adopté dans ce papier est qu’il existe en effet des synergies importantes entre la recherche en BD et la coproduction de connaissances transdisciplinaires. Après avoir présenté la conception originale de la vie et de la constitution des connaissances associée à la BD, je montrerai pourquoi cette conception est intéressante pour déclencher : 1. des innovations durables ; 2. des découvertes scientifiques et des changements de pratiques dans l’agriculture ; et 3. des évolutions au sein du domaine de la coproduction de connaissances transdisciplinaires. Bien que j’illustre ces points par des exemples passés ou précurseurs, je conclus en soulignant qu’il reste encore un potentiel de synergies à explorer.
L’agriculture biodynamique : Une conception différente de la vie et de la connaissance
Selon ses praticiens, la BD correspond avant tout à une conception différente de la nature et de la vie. Cela inclut le principe selon lequel les êtres vivants sont liés par des dimensions non seulement matérielles, mais aussi immatérielles. Cette conception se traduit par des relations particulières entre les êtres humains, les autres êtres vivants et la connaissance (Rigolot and Quantin 2022). Plusieurs études socio-anthropologiques ont montré comment ces relations spécifiques se manifestent concrètement dans les pratiques agricoles. Par exemple, à partir de plus de 80 entretiens approfondis avec des viticulteurs biodynamiques et leurs proches collaborateurs, Foyer et al. (2020) caractérisent les interactions entre ces agriculteurs et leurs plantes comme étant fondamentalement sensibles – animées par des relations de soin et de compagnonnage. En particulier, les agriculteurs considèrent que les plantes ont leur propre capacité d’agir et développent différentes manières de communiquer avec elles (Foyer et al. 2020). La même attention des biodynamistes à l’égard de la capacité d’agir des « plus-que-humain » (more-than-human) est soulignée par Pigott (2021), en mettant l’accent sur les sols. Cet auteur souligne l’importance de réciprocités entre le microbiome du sol et les humains, impliquant les influences mystérieuses de corps et d’entité de l’environnement extérieur (Pigott 2021).
En complément de sa conception originale de la vie, la BD est également associée à une approche originale de la connaissance et de la production de connaissances. Pour décrire leur rapport à la connaissance, les agriculteurs en BD se réfèrent souvent à l’approche goethéenne. Cette approche fait partie des fondements posés par Steiner il y a un siècle, en référence au scientifique et poète Johann Wolfgang von Goethe (1749 à 1832). Contrairement à une approche « extractive » de la connaissance, l’approche goethéenne se caractérise par trois aspects : 1. le rejet d’une confiance excessive dans la théorie ; 2. la compréhension de la nature comme étant en mouvement ; et 3. le rôle des facultés humaines dans la compréhension de la nature (Brook 2021 a). En outre, l’approche goethéenne a été formalisée comme un processus composé de quatre étapes bien définies dans lesquelles l’observation attentive joue un rôle clé, chaque étape faisant appel à des facultés humaines distinctes, à savoir : 1. la perception ; 2. l’imagination ; 3. l’inspiration ; et 4. l’intuition (Brook 2021b). Comme le développe Steiner dans son premier ouvrage de référence, La philosophie de la liberté (1964 ; ouvrage original écrit en 1894), la science goethéenne brise la division kantienne entre l’expérience subjective et la réalité objective, atteindre l’objectivité n’exige plus la mise entre parenthèses de notre expérience subjective mais plutôt de « discipliner notre conscience » (McKanan 2018). En conséquence de l’approche goethéenne, la communauté BD reconnaît la valeur de la science classique, mais les expériences individuelles de chaque agriculteur jouent un rôle primordial dans la création et le développement des connaissances. En outre, comme les facultés humaines sont au centre de cette approche, il devient concevable que des individus aux facultés jugées exceptionnelles puissent avoir des intuitions remarquables, ce qui est supposé être le cas de Rudolf Steiner, initiateur de la BD. En plus de promouvoir une conception originale de la vie et de la connaissance, Steiner a également donné des conseils et des recommandations lors de ses cours d’agriculture. En particulier, trois principes interdépendants sont souvent mentionnés pour définir les caractéristiques de la BD par rapport à d’autres formes d’agriculture biologique (Rigolot et Quantin 2022) : 1. la perception de l’exploitation agricole comme un organisme individuel, qui n’est pas seulement considéré comme une entité physique, mais qui comprend également des dimensions socioculturelles, mentales et spirituelles (Brock et al. 2019) ; 2. l’utilisation de « préparations biodynamiques », qui sont des mélanges de plantes et de fumier, ou de silice, et qui peuvent être considérées comme des remèdes homéopathiques fabriqués à partir d’ingrédients provenant de la ferme (Krause et al. 2022) ; et 3. l’intégration des « rythmes cosmiques » (mouvements de la lune, du soleil et des planètes) dans la planification des activités agricoles (Pigott 2021). À ce jour, il n’existe aucun mécanisme identifié par les sciences naturelles pour expliquer les effets supposés des préparations biodynamiques et des rythmes cosmiques sur la physiologie des plantes et des animaux. C’est pourquoi la BD est considérée par de nombreux scientifiques comme une pseudoscience (Parisi et al. 2021). Cependant, conformément à l’approche goethéenne, chaque idée donnée dans Le Cours aux agriculteurs était présentée comme une indication, non pas à croire, mais à tester concrètement sur le terrain et à « expérimenter » par les agriculteurs eux-mêmes. Comme le proposent Compagnone et al. (2018), plutôt que de pseudoscience, il serait plus pertinent de parler de formes de connaissances différentes, comme des connaissances péri-scientifiques, des connaissances expérimentales, des connaissances sensorielles ou même super-sensorielles, qui sont intégrées par les agriculteurs en BD aux connaissances scientifiques de manière syncrétique (Foyer 2018).
Synergies avec la coproduction de connaissances transdisciplinaires
L’agriculture biodynamique comme source et catalyseur d’innovations
La conception différente de la vie dans l’agriculture biodynamique donne lieu à des innovations originales (qui renforcent la vie), et sa conception de la connaissance (l’approche goethéenne) a été associée à un degré de créativité élevé chez les agriculteurs (Grandjean 2021). Par conséquent, la BD a été une source majeure d’innovation au sein et au-delà du mouvement de l’agriculture biologique. Depuis les débuts de l’agriculture biologique, souvent associés au manifeste Look to the Land (1940) de Lord Northbourne (entre autres), dans lequel le terme « biologique » a été introduit, la théorie et la pratique de l’agriculture biologique en général ont été profondément inspirées par la BD (Paull 2011). En effet, la BD participe à l’amélioration de tous les principes techniques clés de l’agriculture biologique, tels que la rotation des cultures, la diversification et l’utilisation des fumiers et des composts (Rigolot et Quantin 2022). En raison de l’importance accordée au principe de l’exploitation agricole comme un organisme individuel, les fermes biodynamiques pourraient être particulièrement créatives dans le développement de systèmes intégrés de culture et d’élevage. La relation de soin entre les agriculteurs en BD et leurs animaux a stimulé des innovations, telles que les techniques liées à l’élevage des veaux sous la mère dans les fermes laitières (Kusche et al. 2021), la gestion des animaux gardés « intacts » (par exemple, les vaches avec des cornes) et la pratique de l’abattage à la ferme (Probst et Spengler 2014). D’un point de vue socio-économique, de nombreuses innovations sont également liées à la BD. Il est important de noter que, comme l’a développé Montes-Lihn (2017), les processus d’innovation ne peuvent être réduits à des aspects techniques et socio-économiques, car ils impliquent également des valeurs. L’auteur montre comment les agriculteurs en BD peuvent jouer un rôle majeur de catalyseurs de l’innovation écologique dans les réseaux de producteurs de vin, en tant que pionners et personnes de confiance (Montes-Lihn 2017). Le rôle des agriculteurs biodynamiques en tant que catalyseurs de l’innovation est également souligné par Hochedez (2016) dans le contexte de la campagne périurbaine suédoise. La question est de savoir si ce rôle de la BD, peut être lui-même catalyseur pour la recherche académique. Selon Aeberhard et Rist (2009), qui ont étudié le développement historique de l’agriculture biologique en Suisse la collaboration entre les agriculteurs en BD, les agriculteurs en biologique, et les scientifiques universitaires a été particulièrement fructueuse dans la phase initiale (des années 1920 aux années 1970). Cependant, à partir des années 1970, Aeberhard et Rist (2009) ont observé que la BD était de plus en plus marginalisée et exclue de la science dominante. Aeberhard et Rist (2009) appellent à une inversion de ces processus, en encourageant de nouveau l’échange de connaissance entre acteurs avec l’application de la transdisciplinarité dans les projets de recherche, ce qui est développé dans les paragraphes suivants.
L’agriculture biodynamique comme déclencheur de découvertes scientifiques et des changements des pratiques agricoles
A ce jour, et à ma connaissance, seuls quelques projets ont répondu à l’appel d’Aeberhard et Rist (2009) pour développer de nouveaux projets de recherche transdisciplinaires avec les agriculteurs en BD. Dans ce paragraphe, je présenterai tout d’abord un exemple récent de projet de TDR impliquant des agriculteurs en BD, connu sous le nom de projet REPERE, qui a conduit à des résultats scientifiques importants et à des changements dans les pratiques agricoles, comme exposé par Masson et al. (2021). Dans le paragraphe suivant, j’évoquerai le potentiel de nouvelles percées scientifiques dans les futurs projets TDR. À l’origine du projet REPERE, les critiques croissantes à l’égard de l’utilisation des pesticides en viticulture ont motivé un réseau diversifié de viticulteurs en conventionnel, biologique et en biodynamie, de scientifiques et d’autres parties prenantes à collaborer pour trouver des solutions innovantes (Moneyron 2017). Pour surmonter les tensions apparues au début du projet, les chercheurs ont développé un modèle original basé sur l’identification de quatre types de connaissances pertinentes (c.-à-d. les connaissances issues du système éducatif, connaissances issues de l’environnement, des expériences personnelles et collectives), combiné à un processus basé sur une dialectique consensus/dissensus (Moneyron 2017). Tout au long de ce processus innovant, la discussion entre les acteurs n’a cessé d’évoluer, jusqu’à ce qu’un consensus se dégage : le niveau de défense contre les menaces climatiques et les agents pathogènes est plus élevé dans les feuilles de vigne en BD que dans les feuilles de vignes en conventionnel (Soustre-Gacougnolle et al. 2018). Comme il n’y avait pas assez de viticulteurs en conduite biologique dans le projet, il n’a pas été possible de comparer le niveau de défense entre les feuilles biologiques et biodynamiques. Cependant, ce résultat scientifique est frappant, car il démontre une diversité inattendue des réponses des plantes en fonction des pratiques agricoles, suggérant des régulations moléculaires inconnues (Soustre-Gacougnolle et al. 2018). En outre, de nouvelles questions de recherche ont émergé, telles que la temporalité d’apparition des changements de défenses lorsque les pratiques agricoles évoluent (Soustre-Gacougnolle et al. 2018). En effet, en accord avec les principes de la TDR, ce ne sont pas seulement les résultats académiques qui ont été produit, mais des changements concrets de pratiques ont été réalisés, ce qui a entraîné une diminution substantielle de l’utilisation d’herbicides dans les vignobles à l’issue du projet (Masson et al. 2021). Dans une analyse ultérieure, Madouas et al. (2023) ont montré comment ces changements de pratiques étaient associés à une diversification du vocabulaire des viticulteurs, associée à une évolution des raisonnements individuels et collectifs. Après le consensus établi sur le niveau de défense plus élevé des feuilles de vigne en biodynamie Madouas et al. (2023) montrent comment de nouvelles conversations ont émergé entre les parties prenantes, avec un intérêt croissant pour tous les types de pratiques viticoles. En particulier, Madouas et al. (2023) rapportent des débats animés sur les différents principes de la BD, y compris les rythmes cosmiques et la philosophie anthroposophique sous-jacente. Certains viticulteurs conventionnels se sont lancés dans des essais de préparations biodynamiques sur des parties de leurs parcelles. Mais ils rejettent d’autres aspects de la BD et refusent de revendiquer le label Demeter, afin de préserver leurs relations avec d’autres acteurs du secteur vitivinicole (Madouas et al. 2023). Les viticulteurs impliqués dans le projet REPERE ont également commencé à combiner l’utilisation de préparations biodynamiques avec d’autres pratiques développées dans le projet (ex. labourage doux, l’enherbement de l’inter-rang avec des plantes sauvages locales, etc.), ce qui a donné naissance à une forme de viticulture unique en son genre, en cela transcendante des classifications de pratiques agricoles (Madouas et al. 2023).
La capacité de la BD à déclencher des découvertes scientifiques (telles que la prise de conscience des régulations moléculaires du raisin dans REPERE) est un point clé de la controverse. Depuis de nombreuses années, les effets des préparations biodynamiques et des rythmes cosmiques continuent d’intriguer les scientifiques. Par exemple, Zürcher et al. ont trouvé une corrélation spectaculaire entre les phases de la lune et la croissance des arbres. Bien que des expériences contrôlées donnent des résultats mitigés (Chalker-Scott 2013), des analyses récentes effectuées dans des fermes montrent une qualité écologique beaucoup plus élevée dans le sol des fermes en BD, même par rapport à d’autres exploitations biologiques (Christel et al. 2021). Une expérience à long terme mise en place en 1978 par l’Institut de recherche sur l’agriculture biologique FiBL et Agroscope en Suisse a montré une évolution particulièrement intéressante de la qualité du sol et du carbone organique du sol avec des pratiques BD, par rapport à des pratiques conventionnelles et biologiques (Krause et al. 2022). Bien qu’il n’y ait pas encore de compréhension scientifique des mécanismes qui sous-tendent les pratiques BD, les sciences émergentes pourraient apporter certaines explications dans un avenir proche, comme l’épigénétique, les systèmes complexes et la science quantique, qui ont tous été en quelque sorte « anticipés » par la BD (Wright 2021). Ces domaines de recherche ont le potentiel de générer des découvertes scientifiques majeures à l’avenir, en particulier s’ils sont de plus en plus associés à une approche TD. Comme je le développerai dans la partie suivante, la TD est une approche particulièrement pertinente pour étudier et développer davantage la BD (et vice versa).
Coévolution entre l’agriculture biodynamique et la coproduction de connaissances transdisciplinaires
Il existe des similitudes frappantes entre l’approche goethéenne de la connaissance et l’épistémologie TD. Les deux approches s’efforcent de dépasser la distinction classique entre le sujet et l’objet, et toutes deux impliquent une complexité et différents « niveaux de réalité » tels que définis par Nicolescu (2014 ; les domaines matériels et non matériels dans la BD, comme l’ont déjà noté Aeberhard et Rist 2009). Selon von Diest (2019), l’une des principales contributions de la BD dans le champ de TDR est liée à la notion très goethéenne d’intuition, qui est centrale dans le processus de prise de décision des agriculteurs en BD. L’intuition peut être définie comme « un mode de connaissance omniprésent, involontaire, rapide, offrant un accès à des connaissances tacites (internes, intangibles) qui complètent les processus analytiques » (von Diest 2019). Alors que la plupart des efforts de recherche agricole jusqu’à présent se sont concentrés, jusqu’à présent, sur les connaissances explicites (formalisées), von Diest (2019) affirme que tendre plutôt vers la reconnaissance et l’encouragement de l’intuition, comme le propose la BD, serait une nouvelle source de dynamisme pour la recherche agricole. En outre, von Diest (2019) identifie de fortes synergies entre cette idée et la « conception émergente de recherche transdisciplinaire » (ETDR) proposée par van Breda et Swilling (2019) dans le contexte sud-africain. Le principe de base de l’ETDR est que la plupart des méthodologies de TD ne sont pas adaptées à des contextes caractérisés par des niveaux élevés de complexité, de conflit et de mobilité sociale (van Breda et Swilling 2019). En particulier dans ces contextes volatiles, l’ETDR affirme que les chercheurs en TD devraient développer leur intuition. Von Diest (2019) soutient que les idées et les lignes directrices de Steiner (telles que les quatre étapes de l’observation goethéenne) et l’expérience des agriculteurs en BD pourraient s’avérer très utiles. En particulier, le développement de l’intuition chez les chercheurs en TD pourrait être une voie d’intégration de la « nature plus qu’humaine » (« nature-more-than-human ») en tant que véritable partenaire des projets de TD, par exemple par le biais de la communication inter-espèces intuitive (ICC ; Barrett et al. 2021). L’idée de communiquer avec d’autres espèces peut sembler encore très spéculative, mais elle pourrait également constituer un autre domaine de découverte scientifique déclenché par la BD, avec des applications directes pour le domaine de la TDR lui-même (von Diest 2019). Dans le contexte européen, la « science expérimentale » est une autre forme innovante de TDR dans laquelle l’intuition joue un rôle clé. Cette approche a été développée par l’universitaire Baars (2011), qui est également un ancien agriculteur et fromager en biodynamie. Avec des exemples pratiques de projets de recherche sur l’agriculture biologique, Baars (2011) illustre comment la « science expérientielle » construit de nouvelles théories en rendant explicites des connaissances implicites et en favorisant l’intuition des agriculteurs. Dans la pratique, par exemple, l’organisation d’une « masterclass » entre agriculteurs pionniers est présentée comme un moyen prometteur de stimuler les échanges de connaissances et d’expériences, de manière comparable à une masterclass entre musiciens professionnels (Baars 2011). Enfin, un dernier exemple prometteur de méthodologie de TD pour favoriser l’intuition est la théorie U (Scharmer 2009). Selon la théorie U, les changements transformateurs nécessitent des changements dans les perceptions et les intentions individuelles et collectives au sein d’un système (Scharmer, 2009). Pour faciliter ces changements, la théorie U est associée à un processus en trois étapes principales, présentant des similitudes notables avec l’approche goethéenne : 1. sentir ; 2. présentifier ; et 3. réaliser le changement (Drimie et al. 2018). Il est intéressant de noter que l’inventeur de la Théorie U, Otto Scharmer, a déclaré avoir été profondément inspiré dans sa ferme familiale en BD (Scharmer 2009). La théorie U s’est déjà avérée utile dans plusieurs projets de TDR, par exemple pour remédier aux déséquilibres de pouvoir dans les systèmes alimentaires (Drimie et al. 2018). Dans l’ensemble, ces méthodologies de TD innovantes (c’est-à-dire, ETDR, science expérientielle et théorie U) contribuent à une nouvelle génération plus large de projets de TDR reconnaissant l’importance des « transformations intérieures » (Woiwode et al. 2021). La collaboration avec la BD pourrait être particulièrement utile pour le développement de ce nouveau courant de TDR.
Conclusion
Dans leur analyse de l’évolution historique de l’agriculture biologique en Suisse, Aeberhard et Rist (2009) considèrent la phase initiale, avant les années 1970, comme un exemple réussi de coproduction de connaissances transdisciplinaires. Ils affirment que l’intégration des agriculteurs en BD a été particulièrement bénéfique car elle a permis des communications entre différentes façons de pensée et différents collectifs (Fleck 1980). Dans ce papier, de nombreux exemples ont été donnés pour illustrer le rôle de la BD en tant que source et catalyseur d’innovations. Pourtant, paradoxalement à l’analyse d’Aeberhard et Rist (2009), la TD n’existait pas en tant que domaine de recherche lors de la phase initiale du développement de l’agriculture biologique, le terme TD a précisément commencé à être utilisé dans le milieu universitaire à partir des années 1970s. Le projet REPERE est un exemple de la manière dont les méthodologies actuelles de TDR pourraient renforcer le rôle de la BD dans le développement de découvertes scientifiques et de changements dans les pratiques agricoles (Masson et al. 2021). Comme nous l’avons également vu dans le présent article, la possibilité de futures découvertes scientifiques est plausible, même si elle n’est pas certaine. Enfin, l’approche goethéenne de la connaissance, qui sous-tend la BD, présente d’importantes similitudes avec la TDR et en particulier avec les approches émergentes de la TDR qui intègrent l’intuition et d’autres dimensions intérieures (Woiwode et al. 2021). Les approches TDR émergentes pourraient avoir un important potentiel de transformation , car elles impliquent les « motivations » (leverage points) les plus profondes et les plus puissantes, correspondant aux visions du monde et aux paradigmes (Abson et al. 2017). Comme l’ont montré Roquebert et Debucquet (2022), la BD fournit un puissant imaginaire écologique pour surmonter la relation de domination envers la nature, associée à la vision du monde moderne/occidental. Cependant, en raison de ce potentiel de transformation, l’intégration de la BD dans les projets de TDR peut également être particulièrement controversée, car elle remet profondément en question le statu quo et les relations de pouvoir existantes (Siltaoja et al., 2006). Plus précisément, Siltaoja et leurs coauteurs (2020) ont identifié différentes critiques de la société à l’égard de la BD, telles que l’idée que les agriculteurs en BD pourraient promouvoir des idéologies dangereuses ou tromper les consommateurs (Siltaoja et al. 2020).
L’analyse de ces critiques et la question de savoir si elles sont justifiées ou non, dépasse le cadre de ce papier, qui se concentre délibérément sur les avantages prouvés de la BD pour la coproduction de connaissances. Cependant, il est important de reconnaître qu’il y a certains risques à donner un rôle plus important à la BD dans le développement agricole et à utiliser ses notions, telles que l’intuition (van Breda et Swilling 2019). Pour atténuer ces risques, il est essentiel de combiner la BD avec de multiples autres sources. Dans cette optique, Wright (2022) identifie de fortes synergies entre les visions du monde biodynamique et autochtone, qui pourraient servir de puissant catalyseur pour une transformation durable des systèmes agricoles.
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